Si le titre principal de cet essai ne détonne pas beaucoup, il faut néanmoins porter attention à l’article indéfini : c’est bien une histoire de la conquête spatiale qui sera racontée ici. Laquelle ? Le sous-titre donne quelques indices qui intrigueront le néophyte curieux. Est-ce bien le titre d’un essai sérieux ou le scénario d’un film de science-fiction de série B ? Comme souvent, la réalité est en concurrence avec la fiction. Mieux, ce que nous dit également ce livre, c’est combien la fiction est utilisée pour enrober de sucre une réalité bien plus complexe, et politique, que les récits héroïques et scientifiques qui entourent généralement cette histoire.
Des indices du sérieux du livre nous viennent également, en première approche, de l’intérêt de ses auteurs pour cette matière. Arnaud Saint-Martin est sociologue, chargé de recherche au CNRS – et depuis peu élu à l’Assemblée parlementaire française en tant que député. Ce livre rassemble de nombreuses thématiques explorées auparavant par le sociologue : la recherche de définition de la science, les tensions entre le progrès technologique, le développement industriel dans une économie capitaliste et la démocratie,et bien sûr l’histoire spatiale et la pratique de l’astronomie. De son côté, Irénée Régnauld est consultant et chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne, mais également blogueur et essayiste sur les rapports entre technologies et sociétés, y compris dans leurs dimensions écologiques.
L’histoire qu’ils nous proposent est construite autour d’un récit historique, linéaire. Mais l’intérêt, et la réussite, de cet essai est d’avoir harmonieusement incorporé une approche thématique plus politique ou normative. Concrètement, les faits historiques ne sont plus abstraitement lancés à la figure du lecteur, mais remis en perspective dans une histoire politique de la conquête de l’espace. Enfin, le livre est aussi un essai critique dans lequel les auteurs soutiennent des orientations politiques plus larges et à contre-courant d’un certain enthousiasme spatial, pour en proposer un autre plus respectueux des équilibres écologiques, économiques, etc. Le lecteur suit donc leurs développements avec aisance : nous comprenons la trajectoire évolutive du spatial aux détours de personnages et d’événements que pour certains le grand public connait, d’autres beaucoup plus obscurs, voire inconnus au bataillon pour qui n’a pas une connaissance aiguisée. Si nous n’avons pas la compétence de juger de la pertinence de chaque affirmation, et cela vaut pour tout essai, nous pouvons cependant apprécier l’équilibre global des arguments. Disons-le tout net : ce livre, bien que critique, pour ne pas dire à charge à certains endroits, nous a paru éviter toutes formes de propos caricatural, inutilement pamphlétaire ou de condescendance. Au contraire, à bien des endroits, il se construit dans une forme de respect, voire d’empathie, vis-à-vis d’une conception de l’espace à laquelle nous avons toutes et tous été exposés. Le dévoilement que proposent les auteurs n’en est pas moins radical, mais pessimiste – certains diront réaliste – quant au rapport de force permettant un changement drastique. Éliminons également dès à présent une critique, quand bien même celle-ci pourrait être audible : si l’histoire que les auteurs nous racontent semble déborder quelques fois de la conquête spatiale stricto sensu, c’est parce que celle-ci est à l’intersection d’un ensemble beaucoup plus large que simplement le fait de poser un pied sur la lune.
Cette histoire incarnée et critique tient dès le départ un propos fort : il s’agit de soulever ce que les auteurs appellent une « proto-histoire sombre et honteuse », à savoir les liens de proximité, tant au regard du personnel scientifique que des connaissances technologiques avec l’histoire nazie. Le IIIe Reich ayant notamment développé un arsenal de missiles très performants (les « célèbres » V2), ils ont accumulé technologies et connaissances qui ont servi par la suite au développement du spatial civil. C’est ainsi qu’après la guerre on assiste à une migration de savants Allemands vers l’ouest, de scientifiques provenant de la base militaire de Peenemünder en Allemagne et du « centre de recherche et d’essais en vol de l’armée allemande consacré au développement de nouveaux engins technologiques et militaires : fusées, avions à réaction, roquettes anti-aériennes, etc ».[1] Plus spécifiquement, Werhner Von Braun, figure centrale dans la première partie du livre, négocie son extradition avant la capitulation de l’Allemagne nazie. Les auteurs remarquent que cette greffe n’a pas créé outre mesure de polémique, au contraire, « l’adaptation de Von Braun et de ses collègues spécialistes s’est déroulée sans heurts parce que non seulement l’accueil fut à la mesure de leurs qualifications rares, mais en plus une fraction non anecdotique de l’Amérique ne pouvait pas se scandaliser d’un tel apport humain à l’époque : le terreau était propice ». De fait, ils découvrent l’Amérique des États du Sud, racistes et suprémacistes, « dont les lois ségrégationnistes influencèrent d’ailleurs celles de Nuremberg en 1935 » (p.27).
L’intérêt principal du livre est donc de nous inviter à relire cette histoire que l’on nous a tant de fois présentée comme faste, tragique, héroïque, culturelle et scientifique. Il y a du vrai là-dedans, mais ce que les auteurs démontrent de manière convaincante, c’est comment tout l’arsenal médiatique, cinématographique, publicitaire a été mis à profit pour convaincre la population – « conquérir les esprits », selon leur expression – de ces investissements humains et financiers et faire oublier cette part sombre et honteuse (et par la suite, consolider un récit héroïque de la conquête spatiale) et effacer presque totalement la composante militaire de l’histoire spatiale, pourtant essentielle, pour ne pas dire prépondérante. Et si les auteurs concentrent leur récit avant tout sur les États-Unis, véritable matrice de la conquête spatiale moderne et, en second lieu, l’Europe, ils n’oublient pas de mentionner que de nombreux pays ont bénéficié de groupes d’experts-spécialistes allemands après 1945 ( Argentine sous Péron, Brésil, Australie, Canada, Égypte sous Nasser). Insistons également sur le fait que les auteurs, dévoilant cette face sombre, ne font pas, fort heureusement, le raccourci qui les conduirait à qualifier la recherche spatiale comme intrinsèquement portée vers le nazisme ou le suprémacisme. Il s’agit bien plus d’éclairer les dynamiques sociologiques à l’œuvre et la manière dont se constitue un savoir technologique, ainsi que les (basses) manœuvres permettant d’arriver à ses buts.
Il s’agit donc de « déconstruire les discours d’enchantement et de reconstituer les dynamiques de fabrication d’une évidence spatiale en tout point conforme aux récits de science-fiction utopiques » (p.12), d’autant plus, ajoutent-ils que « la conquête spatiale fut longtemps une fiction rationnelle façonnée par des rêveurs et des personnalités versées dans la spiritualité et le mysticisme » (p.45).
Les auteurs vont même plus loin dans leur description et développent un point intéressant : « la rationalité technoscientifique se pense habituellement comme indépendante des convictions religieuses, mais […] le lien entre affaires spatiales et religion est bien réel » (p.62). Ils n’en oublient pas le rôle primordial des entrepreneurs dans l’importance du marketing venant appuyer un storytelling bien huilé. En effet, en 1952, Walt Disney met à profit sa puissance commerciale et – dirait-on aujourd’hui – d’influence. C’est ainsi que les Américains – et ensuite le monde entier – voient apparaitre sur la télévision familiale des programmes d’edutainement lié à l’espace (Éducation et entertainemement – divertissement), le tout au plus fort moment de la Guerre froide. Cette dernière est essentielle pour comprendre les dynamiques (géo)politiques qui sont au cœur de la conquête spatiale. Si l’époque a changé, cette naissance dans un monde divisé aura marqué durablement la culture spatiale dans son sens le plus large. Les auteurs sont particulièrement éloquents à ce sujet.
Faisons un pas de côté. Les quelques citations ci-dessus permettent d’éclairer l’intérêt qu’il y a pour la réflexion laïque à se pencher sur la thématique spatiale. Non pour répéter les fantasmes technologiques, mais bien pour rappeler quels furent les moyens techniques, les différents acteurs mis en avant, la mobilisation des imaginaires, les stratégies, propagandes, mythes et icônes mobilisés – tels que les astronautes, « érigés en icônes des temps modernes » – pour ancrer durablement ce désir d’espace et la naturalisation de l’imaginaire spatial. Ce récit critique permet d’éclairer et exemplifier la démarche laïque et nous interroger sur la pertinence des moyens mis en œuvre pour promouvoir une cause ou une vision du monde, y compris celles qui nous sont chères. Comme tous les prêt-à-penser, le récit de l’épopée spatiale charrie son lot d’embrigadement, de réflexes sémantiques, de lieux communs : « Le paradigme de la conquête spatiale structure des imaginaires sociotechniques et des manières de faire. Les technologies spatiales fascinent, parfois jusqu’à l’aveuglement. Et parce qu’elles se déploient dans un milieu si singulier, elles bénéficient d’une forme d’exceptionnalisme » (p.11).
Cependant, nous pourrions être sensibles aux retombées scientifiques, aux avancées technologiques, à une forme de « ruissellement » de progrès qui arriverait de l’espace vers la terre. Mais là encore, nos auteurs douchent nombres de nos espérances et représentations communément admises. Il faut commencer par bien différencier les avancées concernant le spatial sur terre comme dans l’espace (fusées, rampes de lancement, miniaturisation) etc., des recherches scientifiques réalisées dans l’espace, généralement dans la station spatiale – par ailleurs absolument pas adaptées. Les auteurs fustigent cette « rhétorique de l’intérêt pour la science » avec plusieurs arguments, notamment les coûts rapportés aux bénéfices. Ces derniers ne peuvent être que scientifiques, vu que la « conquête de l’espace » n’est pas une affaire rentable. C’est par ailleurs là toute l’ambiguïté du terme « astro-capitalisme ». Ce que les auteurs avancent, c’est que non seulement les « avancées scientifiques » liées à l’espace consistent en grande partie à la « spatialisation des technologies de pointe déjà existantes » (p.74), et que « les quelques découvertes et avancées qui ont pu ressortir de l’ISS devraient, en définitive, être mesurées aux promesses qui ont été faites et à leur coût pharaonique » (p.78). De fait ceux-ci donnent le tournis : « le coût d’une journée sur l’ISS s’élève à 7,5 millions de dollars (315 000 euros par heure), lancement compris ». On pourra trouver cet argument étonnant dans un livre publié dans une maison d’édition se réclamant de la gauche radicale. Cela dit, l’argument se tient à partir du moment où « l’ISS n’a jamais tenu ses promesses » en matière scientifique, sa raison d’être est avant tout, et peut-être seulement, politique. Les auteurs battent ainsi en brèche certains des arguments les plus prégnants du discours « scientifique », tels que l’aspect environnemental ou écologiste.
Nous serons plus rapides, dans cette recension, sur ce qui constitue une part non négligeable du plat de résistance du livre, et qui concerne la conquête des marchés, car leur propos mérite d’être lu en longueur. Quoiqu’il en soit, là encore, les auteurs font œuvre de pédagogie lorsqu’ils mettent à mal les clichés concernant la marchandisation de l’espace, rassemblés
sous le terme de New Space, qui acterait une nouvelle époque entrepreneuriale indépendante de la puissance des États (époque Old Space) : « contre-intuitivement, l’astrocapitalisme bat en brèche l’idée que l’économie de l’espace échapperait désormais au contrôle des États, qui continuent bel et bien à structurer les marchés – notamment par la commande publique […] » (p.132). Deux choses sont cependant cruciales à mentionner. Tout d’abord, sous les coups de boutoir réglementaires visant à étendre toujours plus l’appropriation des ressources spatiales, l’espace cesse d’être un bien commun. Ensuite, cette appropriation est « une fuite en avant » du capitalisme toujours en quête de nouveaux marchés et de nouveaux débouchés, de même que « parmi la multitude d’idées imaginées pour étendre la sphère marchande à l’espace, l’appropriation des ressources célestes (lunes, astéroïdes) fait figure de mantra » (p.161).
Arrivés au bout de leur démonstration, reposant sur un solide corpus de notes et de référence, les auteurs n’auront pas dévié de leur promesse initiale : nous livrer une histoire de la conquête spatiale qui sorte des sentiers battus ; une histoire critique qui se veut avant tout une alerte concernant notre vie sur terre. Ainsi concluent-ils leur essai, non sans emphase, en nous rappelant que l’essentiel se joue ici, et que les apprentis sorciers tirant profit de notre attirance presque anthropologique pour l’espace et les corps célestes jouent avec le feu : « Tout n’est pas à jeter dans le spatial. Mais force est de constater que ce qui en détermine les orientations mène au désastre […]. De toute évidence, les conquérants de l’espace et les fossoyeurs de la vie sur Terre sont les mêmes » (p.227).
Cela dit, il a fallu convaincre pour justifier cette débauche de moyens, de gaspillage… C’est bien que cela n’était pas acquis dès le départ et que des critiques se sont très rapidement fait entendre. C’est peut-être une première réserve à mentionner à l’endroit de cet essai. Les auteurs mentionnent bien des formes de résistances, mais n’en font pas l’analyse, ni n’évoquent les raisons menant, globalement, à leur échec. De fait, si la contre-culture critique de la conquête et de l’exploitation capitaliste de l’espace existe, elle pèse bien peu face aux rouleaux compresseurs des récits space enthusiasts. Le dernier chapitre bienvenu, tout en nuances, convoque bien l’astronomie amateur et les sciences humaines et sociales pour envisager un autre rapport à l’espace, mais il le fait avec une difficile ligne de crête en convoquant la contemplation du ciel comme pratique en rupture avec le paradigme de la conquête : « nous ne devrions pas doucher les rêves d’exploration et de contemplation de l’espace au prétexte qu’ils ont été happés par la rhétorique astrocapitaliste » (p.181). Aussi, réalistes quant au rapport de force défavorable à leur point de vue critique, ils semblent s’en remettre à la régulation internationale, possible tremplin pour des actions plus radicales, citant une résolution de l’International Astronomical Union. Cette citation relie une partie importante du livre faisant le lien entre la pollution spatiale, liée à l’exploitation par les magnats de télécommunications de la surface orbitale, ces derniers – tel qu’Elon Musk – ne cachant pas leur idéologie tournée vers la conquête spatiale, comme le prouve leurs investissements industriels : « un ciel nocturne non pollué permettant la jouissance et la contemplation du firmament doit être considéré comme un droit socio-culturel et environnemental fondamental et […] la dégradation progressive du ciel nocturne doit être considérés comme une perte fondamentale » (p. 216). Mais tout cela, en définitive, ne nous dit pas ce qui a manqué aux critiques historiques de la conquête spatiale.
Cela dit, il n’est jamais très intéressant de faire la critique de ce qui n’est pas dans un livre plutôt que de ce qu’il contient. Car si la fonction pacifique et contemplative de l’astronomie est bien mise en avant à la fin du livre comme possible amorce de résistance à l’endroit de la captation marchande et militaire de l’espace, nous restons sur notre faim quant à la prise en compte de récits de science-fiction, qui eux sont bien mobilisés dans l’ouvrage. Comme nous le rappelions dans notre article précédent sur les utopies, les récits de science-fiction mêlent utopie et dystopie. Il ne s’agit pas de faire un rappel aux auteurs, qui n’en ont certainement pas besoin, que les récits de science-fiction, de conquêtes spatiales, ou de progrès technologiques futuristes ne sont pas tous, loin de là, des propagandistes, même involontaires, des idéologies astrocapitalistes, au service de la « disneylandisation » de la conquête spatiale ou de son enchantement en vue de rendre acceptable et fun un champ en réalité « inséparablement lié au pouvoir politico-administratif et à la défense […] et instrument de puissance pour des États ». Même si c’est un détail, rappeler le caractère dystopique de ce genre que l’on retrouve en roman, BD, cinéma, série… aurait permis de donner une image moins enthousiaste, propagandiste et homogène de ce qui constitue la part « culturelle » de l’exploration spatiale.
En guise de conclusion, et sous forme de clin d’œil, adressons-nous à Arnaud Saint-Martin, qui, comme nous le mentionnons en introduction, est désormais député. Siégeant dans le groupe France Insoumise et déjà auteur du livret thématique Espace du programme l’Avenir en Commun, Arnaud Saint-Martin sait donc pertinemment que Jean-Luc Mélenchon, tout en s’accordant sur bien des critiques quant au caractère néfaste de l’exploration et l’exploitation de l’espace, est peut-être le plus space enthusiast des hommes politiques français. S’il répète à l’envi être grand lecteur de science-fiction, il est assez transparent sur sa volonté de faire progresser la société afin, je cite, de « franchir les nouvelles frontières de l’humanité : la mer, l’espace et le numérique ». Sans oublier l’hypothèse également évoquée dans le programme politique, de la « dissuasion spatiale » en remplacement de l’arme nucléaire : « Les nouvelles technologies peuvent ouvrir la voie à des stratégies dissuasives qui ne seraient pas nucléaires. Disposer des moyens d’atteindre à coup sûr un dispositif de sécurité en son cœur du fait d’un avantage technologique pourrait bien être l’enjeu de la future dissuasion française. Ce pourrait être le cas d’une dissuasion spatiale dont la capacité à désorganiser une société en visant le cœur de ses infrastructures serait moins létale, mais potentiellement aussi dissuasive que l’arme nucléaire elle-même ».[2] De la matière pour un prochain livre ?