DÉCLIVAGE : QUELLE PLACE POUR LA RELIGION À L’ÉCOLE ? DJEMILA BENHABIB ET BERNARD DE VOS

par | BLE, ÉCOLE, Education

*DÉCLIVAGE met en dialogue des personnalités ayant des positions différentes sur le sujet traité dans le dossier thématique, enregistré sous forme de podcast, afin d’engager le dialogue de façon apaisée.

Bruxelles est souvent qualifiée de multiculturelle, cosmopolite, de laboratoire unique de diversité, religieuse et linguistique. Dans ses écoles, plus de cinquante pour cent des élèves sont issus de familles d’origine étrangère, plus de cent langues y sont parlées et (une grande diversité de) les croyances – religieuses, philosophiques, spirituelles – se côtoient quotidiennement.

Comment, dès lors, construire un projet éducatif commun ?

Comment faire coexister, dans un même espace scolaire, le respect des convictions individuelles et la préservation d’un cadre commun, neutre, garant de l’égalité entre tous les élèves ? Depuis plusieurs années, ce concept de neutralité scolaire est au cœur de débats parfois vifs. Le port du voile islamique a cristallisé beaucoup d’attention, mais au-delà de ce symbole souvent surmédiatisé, c’est la question générale des signes convictionnels – croix, kippa, turban, bindi – qui se pose. L’école peut-elle demeurer un espace neutre, protégé des appartenances religieuses visibles, sans pour autant tomber dans la stigmatisation d’une seule communauté ? Parallèlement, certains aménagements demandés dans les écoles interrogent. Sont-ils en augmentation réelle, ou cette perception est-elle amplifiée par l’espace médiatique ? Comment les écoles bruxelloises, au quotidien, tentent-elles d’y répondre sans rompre le principe d’égalité entre tous les élèves ?

Ne pas inscrire ces questions dans leur contexte social et économique semble également difficile. Bruxelles est à la fois l’une des régions les plus riches d’Europe et celle avec le taux de pauvreté infantile le plus élevé de Belgique. Beaucoup de jeunes concernés par les débats autour des religions sont aussi issus de familles qui vivent (une forme ou une autre de) la précarité au quotidien. Leurs parents sont plus souvent confrontés à des discriminations dans leur recherche d’emploi, à des difficultés d’accès au logement ou aux soins. Cette fragilité structurelle influe très certainement et directement sur leur rapport à l’école, sur leur sentiment de légitimité, sur leur besoin de reconnaissance. L’école est alors à la fois lieu de protection et espace de tensions : lieu de rencontre avec la diversité, mais aussi lieu où peuvent s’exprimer les inégalités sociales et les conflits d’appartenance.

Autant de constats, au croisement des enjeux pédagogiques, philosophiques, politiques et sociaux, que nous souhaitions mettre en débat avec Djemila Benhabib, écrivaine, politologue, présidente du Collectif Laïcité Yallah et chargée de mission au Centre d’Action Laïque et Bernard De Vos, éducateur spécialisé et islamologue, engagé depuis plus de 40 ans dans la défense des Droits des enfants et des jeunes. Il a dirigé l’association SOS Jeunes pendant 15 ans avant de devenir, en 2008, Délégué général aux droits de l’enfant pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, poste qu’il a occupé jusqu’en 2023.

Julien Truddaïu (JT) : Le principe de neutralité scolaire dont on entend beaucoup parler est inscrit dans différents textes, dans différentes lois et évoqué dans de multiples jurisprudences. Comment est-ce que vous envisagez cette neutralité scolaire, tant au plan de la définition, mais aussi concrètement ?

Djemila Benhabib (DB) : La neutralité scolaire est un cadre qui permet que les apprentissages, les connaissances, la transmission des savoirs se fassent avec le moins de tension possible, de façon à pouvoir aussi interroger des thématiques qui sont sensibles ou dérangeantes. Elle permet d’offrir à chacune et à chacun, quelle que soit sa religion, sa culture, sa croyance, son origine, le plus de chance possible vers l’émancipation. L’émancipation citoyenne et l’émancipation sociale, c’est faire le pari de l’intelligence et de la raison en s’adressant à l’ensemble des élèves exactement de la même façon. Dans le cadre scolaire, intégrer la question sportive me semble pertinent parce qu’on sait qu’il y a aussi des tensions autour du sport.

Bernard De Vos (BdV) : Je suis assez d’accord. La neutralité scolaire est un outil. Il me semble que c’est le meilleur outil du pluralisme à l’école. Ce n’est pas une tolérance passive, c’est une reconnaissance active des différences culturelles. C’est donc un outil d’inclusion avec cette idée de permettre à chacun d’être à l’aise dans ses convictions. Et la difficulté est que, lorsqu’on souhaite soumettre des individus ou des élèves à quelque chose de neutre, on les soumet  à une norme qui est culturellement majoritaire. Ce qui n’est pas sans difficulté.

Quand vous commencez directement à parler du sport, je ne sais pas à quoi vous faites allusion. Je ne connais pas de grosses difficultés dans les écoles avec le sport. Vous avez des exemples précis ?

D. B. : Oui, le sport est une pratique qui s’adresse autant au corps qu’à la tête. Et donc, pouvoir se dévêtir, pouvoir se soumettre à des règles communes, c’est important. On a des témoignages d’enseignants ou bien de présidents de clubs et de personnes qui sont impliquées dans le domaine du sport qui attirent notre attention sur de plus en plus de pressions, de plus en plus de tensions pendant la pratique sportive. Elles existent ici comme elles existent ailleurs, Bruxelles n’étant pas un cas singulier.

B.d.V. : J’ai dû aborder très tôt dans mon parcours cette question, à propos des piscines et des pressions des parents musulmans qui ne voulaient pas que leur fille aille à la piscine ou les jeunes filles qui ne voulaient pas y aller. Je pense sincèrement, pour avoir un regard sur le long terme, qu’il y a eu depuis cette époque-là, des efforts considérables qui ont été accomplis par les communautés scolaires qui ont tenté de comprendre et d’aménager ces difficultés de manière intelligente. Notamment en permettant l’usage d’un shorty, donc d’un vêtement un peu plus ample pour les jeunes filles qui souhaitaient le porter. Vous savez, ce sont ces même shortys que tous les clubs de plongée utilisent le soir après la fermeture de la piscine pour avoir moins froid. Cela ne dérange d’ailleurs personne et ça permet aux jeunes filles de pouvoir participer. Dans de nombreuses écoles, les cours de natation ou même les cours d’éducation physique à partir d’un certain âge ne sont même plus communs. Pour autant qu’il y ait encore un vécu commun à d’autres moments, ça ne fait pas soucis. À l’adolescence, il est assez classique, normal et banal d’avoir des réticences à exposer son corps. Certaines jeunes filles qui se vivent un peu disgracieuses, un peu plus enveloppées ou trop maigres sont en difficultés par rapport à ça. En 15 ans de mandat de DGDE, je n’ai jamais eu de plainte à ce sujet-là.

D.B. : Nous touchons là véritablement un point de divergence entre nous qui est vraiment important. Ce que Bernard dit, c’est qu’il y a une règle qui est commune, mais compte tenu d’une perspective culturelle particulière, on va y déroger, pour permettre que l’activité se fasse. C’est du relativisme culturel : c’est accepter que la culture, que la tradition ou que la religion module une règle commune et générale qui s’adresse à chacune et à chacun, qui s’adresse à toutes et à tous. Pour ma part, je suis davantage attachée à l’universalité de la loi commune. Car, si nous croyons véritablement à l’égalité entre toutes et tous, on ne peut pas déroger à la règle commune. La pluralité, c’est accepter la différence, mais pas la différence des droits. La deuxième portion de l’équation consiste à pouvoir vivre avec nos différences dans une société démocratique et pluraliste. C’est une question qui est complexe, aux enjeux multiples. Je n’ai pas forcément la réponse. Mais je reste attachée à l’universalité des droits humains. Par exemple, je n’ai pas envie que, sous prétexte de la tradition, de la culture, ou de la religion, on se mette à trouver des solutions comme l’excision médicalisée ou accepter de couvrir une fille qui a 9 ans. Je n’ai pas envie de cette société-là.

B.d.V. : Sur la règle des piscines, par exemple, aucune règle ne dit qu’il faut aller à la piscine avec un maillot, une pièce ou deux pièces. On peut aller avec un maillot un peu plus enveloppant si ça facilite la vie des adolescentes, qu’elles soient de culture ou de religion musulmane, ou qu’elles n’aient pas envie de dévoiler leur corps, ce qui est, dans le contexte actuel, tout à fait acceptable. Aujourd’hui, la société respecte chacune et chacun dans ses choix par rapport à son corps. Mais par ailleurs, pourquoi faire le lien avec les mutilations génitales ? Rappelons-le, les excisions n’ont rien à voir avec l’Islam. Il n’y a pas un seul hadith sahîh [1] et pas un seul outil de droit musulman qui permet de justifier les mutilations génitales. À force de se s’arcbouter sur des questions de vêtements dans les piscines, sur les horaires réservés aux femmes, sur le port du voile, sur la viande halal, sur le Ramadan ou l’abattage rituel dont on parle très souvent, on oblitère d’autres sujets importants que nous pourrions aborder avec les parents d’origine musulmane ou d’autres parents d’ailleurs : l’éducation « petit prince » des garçons, par exemple, qui peuvent tout se permettre, pendant que les filles nettoient la cuisine ! La surveillance quasi phobique des jeunes filles dès qu’elles sortent du périmètre de la maison, etc. Les faux sujets médiatisés nous empêchent d’aller dans le fond des problèmes.

D.B. : Je n’ai pas du tout évoqué la question de l’excision en lien avec l’Islam. Donc, je ne sais pas pourquoi ce lien est fait. J’ai évoqué l’excision car elle est souvent justifiée par la tradition. Tenir compte de la tradition ouvre une possibilité qui est celle d’exciser les filles. Pour parler de ce cas précis de l’excision, il y a eu un grand mouvement il y a 20 ans, pour essayer d’éradiquer le phénomène, car de nombreuses excisions se faisaient ici, en Europe. La pratique a effectivement reculé. Mais depuis un certain nombre d’années, les cas ré-augmentent. Parce que, précisément, les revendications identitaires sont extrêmement fortes et le courant du relativisme culturel, porté par une certaine gauche, est aussi présent. C’est une école de pensée qui légitime ces attitudes archaïques. Vous avez des assistants sociaux, des médecins, des gens qui travaillent dans l’associatif qui considèrent que, finalement, il faut tenir compte de la tradition, de la culture ou de la religion pour excuser ou bien pour, disons, accommoder. Vous avez évoqué la question des musulmans, parlons-en ! Dans notre société, il y a une pluralité de façons de vivre l’Islam. Il y en a autant que les musulmans existent, parce que chaque musulman, finalement, est en mesure d’inventer une façon, une attitude qui lui est propre. Et donc, il y a des façons qui sont incompatibles avec la démocratie. Il faut le dire clairement. Par ailleurs, il y a des attitudes qui sont compatibles avec la démocratie. Ce sont celles-là qu’il faut mettre en valeur. Et donc, lorsque vous avez des demandes qui se font par des intégristes musulmans, il faut les considérer comme telles. Ces groupes-là essayent d’imposer un rapport de force. Ils nous testent. Ils veulent faire reculer la règle commune. Il faut expliquer, être solide, argumenter, faire de la pédagogie, il faut intégrer. C’est en mettant hors d’état de nuire ces minorités intégristes que l’on préserve la grande majorité des musulmans qui veulent vivre en harmonie avec les lois et les règles.

B.d.V. : Les fondamentalistes, ce n’est pas mon truc. Franchement, je n’ai aucune sympathie pour eux, et je le dis haut et fort. Je pense que, dans la situation actuelle, on ne peut pas se permettre d’imaginer les contrer sans l’appui massif des musulmans dits « modérés ». Et tout ce qui se passe autour du culte est en train de nous empêcher de faire une alliance avec les musulmans. Parce que, vous l’avez dit, il y a 36 façons de vivre l’islam, que ce soit les Sunnites, les Chiites, les Kharidjites, etc. Mais je pense que la grosse majorité des musulmans qui vivent ici ne demandent pas l’application de la charia. Ils ne demandent pas qu’on coupe la main des voleurs. Ils ne demandent pas qu’on lapide les femmes adultères. Ils ne demandent pas l’application textuelle du grand chapitre très compliqué du droit familial, qui est très important. Ils ne demandent pas un héritage disproportionné entre les garçons et les filles. Ils demandent surtout une compatibilité entre la pratique de leur culte et leur vie en Europe, en Occident.

JT : Chose assez symptomatique, nous échangeons ici sur les religions au pluriel et l’Islam est pris directement en exemple. On parle assez peu des autres religions et de leur place dans les écoles à Bruxelles. Qu’en est-il ? N’y a-t-il pas une surreprésentation de ce qui peut se passer avec la religion musulmane ?

D.B. : Honnêtement, je ne sais pas concernant la surreprésentation parce je n’ai pas les indicateurs sur l’ensemble des demandes qui interviennent dans le débat. Je n’ai pas cette connaissance-là. Par ailleurs, je travaille sur la question de l’Islam et des revendications identitaires. Plus largement, les pressions exercées sur l’école sont importantes et elles se font depuis les années 90 à travers le port du voile pour les élèves, pour les filles. C’est d’ailleurs en raison de ces demandes qu’il y a eu la commission Stasi[2], en France, qui a, en 2004, conclu sur l’interdiction du port des signes convictionnels dans les écoles publiques. Au moins, en France, il y a un texte auquel l’ensemble des écoles publiques se réfèrent. Et ces demandes ont aussi coïncidé, en Belgique, avec les mêmes revendications. Cette pression s’est exercée à travers le port du voile, mais ce n’est pas seulement un voile. C’est une posture idéologique, c’est une posture politique. Et c’est aussi une façon d’exercer une pression aussi sur les disciplines. Car s’agissant de certaines thématiques, les choses se compliquent. J’ai des amis qui sont professeurs de biologie qui me racontent que c’est compliqué d’adopter une démarche rationnelle. J’ai des amis qui sont professeurs d’histoire et professeurs de français, qui me rapportent que lorsqu’il est question d’évoquer certains sujets, des gamins sont plutôt réfractaires, hostiles, ils peuvent y compris être violents. Parlons, par exemple, de l’antisémitisme, parlons de la Shoah, parlons de la Deuxième Guerre mondiale. Nous avons des tensions, des pressions qui s’exercent sur l’école.

B.d.V. : J’ai lu le livre de Jean-Pierre Martin et sa collègue.[3] Je peux vous dire que je n’ai pas vraiment apprécié. Comme je n’ai pas aimé le film Amal[4] pour des raisons semblables : trop caricatural ! Reprenons notamment le travail de Joël Kotek et Joël Tournemenne [5] que Jean-Pierre Martin et Laurence D’Hondt citent dans leur livre. Que dit cette étude ? Que sur la question de l’Holocauste, c’est une catastrophe pour tout le monde : musulmans, chrétiens, non-pratiquants confondus n’ont aucune notion de l’histoire ! Toutes les questions qui touchent aux connaissances de nos valeurs ont des taux de non-réponse effarants. Par ailleurs, les catholiques pratiquants et les musulmans partagent significativement les mêmes préjugés. Sur le darwinisme, 29% des jeunes qui se déclarent musulmans estiment que le darwinisme ne fonctionne pas, mais 20% des catholiques aussi. Sur le refus homosexuel, 26% et 20% respectivement. Sur la loi religieuse qui primerait sur la loi civile, 36 % contre 29%. Certaines questions à propos du genre obtiennent un score supérieur chez les jeunes catholiques : la femme doit obéir à l’homme ? 20% de catholiques et 15% de musulmans. Je pense donc que nous devons rester vigilants à ne pas trop charger la barque des jeunes musulmans. Le climat hystérique à l’égard de l’Islam, notamment pour des questions internationales, risque fort de conforter ou renforcer chez les jeunes issus de l’immigration maghrébine, un sentiment d’extériorité. Ils ont toujours l’impression de devoir défendre une citadelle assiégée. Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle entre un discours public qui fait de ces jeunes, des musulmans, indépendamment de leur pratique religieuse, et cette montée d’un néo-conservatisme religieux qui utilise les illustrations les plus archaïques et les plus moches de l’Islam. L’opinion publique n’est pas avare en amalgames et assimile régulièrement les jeunes issus de l’immigration à des musulmans. En conséquence, ils ont beaucoup de difficultés à réaliser ce que tous les adolescents doivent faire, un bricolage identitaire. Ce bricolage entre des origines différentes est encore plus compliqué que pour d’autres. Si on ne les laisse pas opérer ceci sans les assommer de commentaires critiques sur la manière dont ils sont et qu’ils ne sont pas, on crée immanquablement une crispation identitaire qui les pousse à ne reprendre à leur compte que les aspects les plus archaïques de leur religion, dont le port du voile.

D.B. : Personnellement je ne suis ni pour le fantasme du califat islamique, ni dans le déni.

JT : Pour vous, il y a déni, dans ce que dit Bernard de Vos ?

D.B. : Je dis qu’il y a deux écoles de pensée qui sont présentes et se confrontent, l’une est dans le déni de certaines réalités. Dans le déni, mais aussi dans l’excuse, et qui porte une responsabilité quant à la détérioration du climat. Il y a aussi une autre école mue par le fantasme du califat qui s’imagine que derrière chaque musulman, il y a un terroriste ou un islamiste. C’est tout aussi dangereux que la première posture. Mais il y a aussi, et vous avez raison Bernard de le dire, une montée du racisme, et une montée du conservatisme, de l’extrême droite et du populisme. Alors, est-ce que ces courants-là me dérangent ? Est-ce que leur présence m’interpelle ? Évidemment. C’est parce qu’ils instrumentalisent la question de l’Islam que pour moi, ma responsabilité dans ce débat, elle est encore plus grande. Moi qui suis arabe, de culture musulmane, je n’ai aucun problème à vivre avec les règles communes. Il y a plein de musulmans comme moi qui peuvent vivre et accepter la règle commune. Donc, c’est ceux-là qu’il faut protéger, promouvoir, à qui il faut donner la parole. Aux personnes qui acceptent la pluralité. Vous avez raison : à force de pointer du doigt, à force de créer une atmosphère hystérique autour de ces questions, oui, il y a risque de crispations identitaires, et ça, je ne peux pas le nier. C’est de plus en plus présent d’ailleurs. Nous avons une responsabilité à affirmer que nous voulons vivre ensemble et faire société. Comment vivre ensemble, là est la question ? Est-ce que je vais faire de mon identité un préalable ? Non, je n’y suis pas favorable.

JT : Comment opérer un vivre ensemble et faire société quand on constate, par exemple, que la plupart des jours fériés appliquent de façon historique et de façon tout à fait traditionnelle des jours fériés liés aux fêtes catholiques, donc pas d’école, et en revanche, ne prend pas en compte les transformations socioculturelles qu’on vit à Bruxelles. Comment peut-ondonner de la légitimité à la pluralité, en respectant la neutralité ?

D.B. : On ne peut pas effacer l’histoire. Je pense qu’on deviendrait des talibans de la neutralité si on s’inscrivait dans une logique ahistorique. Nous sommes des sujets historiques, nous sommes les produits d’une certaine histoire. Évidemment, nous sommes sur un territoire qui a été marqué par la chrétienté et le catholicisme. Il ne s’agit pas de l’effacer. Je pense qu’on serait vraiment idiots si on sombrait dans l’uniformisation, comme vous avez évoqué au début. Ces questions-là de calendrier, ça ne vient pas me chercher. Pour moi, c’est anecdotique. Je ne dors pas le soir en pensant au calendrier, je ne me réveille pas le matin en y pensant encore. Par ailleurs, ce que m’amène à considérer mes rencontres, c’est par exemple le témoignage de musulmans qui sont totalement intégrés dans leur vie professionnelle et sociale, qui ont fait un pas de côté par rapport à l’Islam, qui sont devenus soit des apostas, soit des ex-musulmans, et qui se cachent, qui n’osent pas le dire en raison de la pression sociale, qui, par exemple, pendant le mois de Ramadan, n’osent pas prendre un verre d’eau alors qu’ils sont chauffeurs à la STIB, alors qu’ils sont enseignants, vont aux toilettes manger leur sandwich. Ça, je ne peux pas l’accepter. Je ne peux pas accepter que dans la capitale européenne, il puisse y avoir une violation de la liberté de conscience. Alors, évidemment, on est dans une société qui est plurielle, pluraliste, démocratique, donc ça veut dire que normalement, on devrait respecter la diversité de convictions, la diversité sexuelle et la diversité de genre pour tout le monde. Et on sait que dans certaines familles, c’est quand même un peu tendu. Je pense qu’il faut promouvoir des modèles positifs. Il faut que les jeunes soient au courant de ce que leurs parents, ce que leurs grands-parents sont des figures importantes qui ont contribué à la prospérité de ce pays. Je prends une figure, par exemple, marocaine, une figure issue de la gauche qui était un proche de Ben Barka et qui a beaucoup fait en direction de l’alphabétisation des couches populaires et des ouvriers dans l’immigration notamment. Et là, je parle de Si Mohamed Al-Baroudi, qui est décédé il y a plusieurs années (2007), qui a vécu à Bruxelles. Voilà une personnalité qui était progressiste, qui était humaniste, ouverte, universaliste que les jeunes gagneraient à connaître. Et pourquoi, alors, on n’en parle pas ? Pourquoi ce n’est pas un modèle ? Donc, je pense que c’est extrêmement important de nourrir notre récit collectif avec ce genre de modèles.

B.d.V. : Je vous rejoins parfaitement. Je connais aussi beaucoup d’amis qui ont fait un pas, mais de l’autre côté. En étant parfaitement intégrés, chefs d’entreprise, des personnes qui ne se sont jamais posé des questions sur la pratique de leur religion, qui ont toujours été des musulmans modérés et qui, aujourd’hui, font un pas de l’autre côté en se disant « on ne nous respecte pas ». Parce qu’ils ont l’impression de ne pas être associés à ce qui se passe, d’être stigmatisés en permanence. Et objectivement, la question de l’ethnicité, notamment dans le domaine scolaire, est énorme. Parce que forcément, si on est jeunes immigrés, jeunes d’immigration maghrébine, si on est musulmans, il y a des étiquettes qu’on vous colle rapidement. En termes de recherche d’emploi, logement, etc., il y a des discriminations, une ségrégation qui est énorme. Il faut dire les choses comme elles sont. Beaucoup d’adultes qui avaient une vision relativement pacifiée de leur intégration en Belgique deviennent de plus en plus militants, sans devenir, pour autant, complètement intégristes. Ils sont quand même attirés par ce discours plus carré qui dit « on doit retrouver notre dignité ».

En tant que Délégué général, j’ai été interpellé à plusieurs reprises sur les orientations, les mésorientations dans des filières scolaires qui, par la force des choses sont devenue déqualifiées, alors qu’elles devraient être des filières d’exception. C’est devenu monnaie courante. Le nombre d’enfants à Bruxelles, issus de l’immigration, qui sont scolarisés dans l’enseignement spécialisé est important. Alors même qu’ils ne sont atteints d’aucun handicap, qu’ils n’ont aucun besoin spécifique, mais juste un peu turbulents et juste issus de familles qui n’ont pas les codes de l’école. Je pense que si l’on veut vraiment travailler contre l’intégrisme, il faut s’attaquer aussi à ce problème. Il faut être clair dessus : les intégristes, je les conchie. Je le dis clairement, mais nous n’en viendrons pas à bout sans la majorité. Vous l’avez dit vous-même, la majorité des musulmans en Belgique sont dits modérés. Je déteste ce terme-là, mais on se met d’accord là-dessus facilement. C’est à eux d’opérer les changements sinon, passez-moi l’expression, c’est un peu néocolonialiste. Mais je pense aussi que les Belges qui n’ont rien à voir avec la religion musulmane doivent être intégrés dans cette réflexion avec les musulmans. Et tout le monde doit travailler ensemble. De nouveau, je le redis, dites-moi s’il y a un autre sujet que le voile, l’abattage rituel et les questions des piscines sur lesquelles nous sommes en désaccord avec les musulmans ? J’ai cherché. Franchement, je n’en connais pas d’autres. Et le problème, c’est que ce sont trois sujets qui sont liés au culte.

JT : Nous savons qu’il y a un problème de formation à la diversité convictionnelle et même culturelle dans les écoles. Quelle diversité culturelle propose-t-on dans les programmes scolaires ? Comment arriver à faire respecter une neutralité ou une pluralité dans un milieu scolaire quand on constate un déséquilibre assez énorme, et particulièrement à Bruxelles, dans l’application de la liberté scolaire, qu’on parle « d’écoles ghettos » ou que les inégalités économiques ressurgissent en milieu scolaire ?

D.B. : Des réussites, il y en a plein. Il faut arrêter de dire qu’on n’a rien réussi, que tout le monde est discriminé. Je trouve que la feuille de route de la Belgique, s’agissant de l’intégration, n’est pas négative. Lorsque je vois mes amis, ils n’ont pas l’air d’être malheureux en Belgique.

JT : Il y a quand même des difficultés socio-économiques dans certaines communes et dans certaines écoles. C’est ce que reportent UNIA et d’autres institutions tout à fait sérieuses sur le fait qu’un certain nombre de discriminations au logement et au travail touchent particulièrement les personnes de culture musulmane, ou d’origine étrangère plus globalement.

D.B. : Oui, ça, je comprends. Mais il ne faut pas, sous prétexte qu’il y a des cas de discrimination, ne plus voir les réussites. Je pense qu’il faut entrer dans la complexité pour traduire la réalité. Il s’agit de tenir compte du tableau général. Et donc, être en mesure de considérer les discriminations, les violences et ainsi de suite, mais aussi évoquer les réussites. Je pense que c’est extrêmement important de dire que, par exemple, le président du Parlement était, il y a peu encore, d’origine marocaine. Pour moi, en tout cas, c’est un signe d’intégration, c’est un signe de réussite. C’est aussi un signe d’ouverture de la société belge. Toutes les sociétés n’accueillent pas la diversité de cette façon-là. Je suis, par exemple, frappée du nombre de députés qui sont d’origine étrangère et qui sont arrivés quand même à des fonctions de responsabilité. Cela raconte quelque chose de la société belge, de sa capacité d’ouverture, mais aussi de sa capacité d’intégration. Par ailleurs, c’est vrai que nous vivons une époque extrêmement difficile où les revendications identitaires sont présentes. Alors, comment fait-on ? Je n’ai pas la réponse. Mais ce que je sais, c’est que si la règle commune n’est pas claire, si elle n’est pas comprise, elle ne pourra pas marcher. Malheureusement, nous vivons à une époque où les règles communes sont de moins en moins communes. Il y a de plus en plus de dérogations. Elles sont de moins en moins comprises. Nous sommes en train d’effriter le peu que nous avons de commun. Je suis attachée à l’interdiction du port des signes conventionnels dans les écoles publiques parce que cela crée du commun. Je n’ai pas besoin de savoir quelle est la religion, la croyance ou les convictions de tel élève ou de tel autre élève. Il me suffit de reconnaitre sa dignité et son humanité.

B.d.V. : Je me réjouis, évidemment, que beaucoup d’adultes qui vivent chez nous, parfois depuis très longtemps, puissent occuper des postes importants. Mais il n’empêche que ces mêmes élus doivent se défendre en permanence d’avoir été élus sur base de réflexes communautaristes. C’est récurrent. Donc, c’est une demi-réussite. Pour le reste, je l’ai dit, les discriminations sont énormes. Je l’ai vécu comme Délégué Général très longtemps. Indépendamment des questions spécifiques dont on parle, nous travaillons sur la base d’une école qu’il faut refaire bloc après bloc. Idéalement, nous devrions la déconstruire et la reconstruire. La participation des enfants et des jeunes, qui est pourtant le leitmotiv et qui est inscrit en lettres d’or dans la Convention des Droits de l’enfant, n’existe pratiquement nulle part. Nous pouvons faire tous les cours de philosophie ouverts, notamment avec des discussions sur les cultures ; si le modèle de l’école ne permet pas à chacun d’être à l’aise, nous n’aurons pas la possibilité de faire deux heures de cours philosophiques et de citoyenneté qui seront performants. Ce sera toujours une petite éclaircie au milieu de quelque chose de très moche. Je suis tout à fait d’accord avec la proposition du CAL[6] qui demande deux heures de cours de philosophie et de citoyenneté et une heure de cours de religion optionnel pour ceux qui le désirent. Mais il ne faut pas oublier quand même que nous parlons ici que de l’école publique. D’un autre côté, dans le secondaire, plus de 50% des jeunes Bruxellois sont scolarisés dans l’enseignement confessionnel, dans le libre. De ce côté-là, clairement, la question est très différente. Il y a toujours deux heures de religion. Il y a une heure normalement de cours philosophiques, mais dont le socle des apprentissages est souvent dispersé dans d’autres cours. Une petite moitié des élèves échappe donc à cet apprentissage. Le problème est que nous travaillons sur base d’une école extrêmement inégalitaire dans laquelle les relations interpersonnelles entre les enseignants, les élèves, les directions d’école, les inspections sont terriblement mauvaises généralement.

JT : On entend très souvent que 50 % des élèves du réseau officiel à Bruxelles ont pris l’option religion islamique dans le choix des cours de religion. D’un autre côté, nous avons 50 % des élèves Bruxellois qui sont inscrits dans le réseau libre catholique. En termes d’infusion des idées que s’y passe-t-il ? Par exemple, quand le pape meurt, une élection est attendue, nous savons que dans certaines écoles de Bruxelles, on commémore et on commente de façon assez ample cet épisode, que cette actualité ressurgit dans un certain nombre d’autres cours que celui de religion, alors que, normalement, les professeurs ne devraient se cantonner à n’en parler que là. La religion catholique occupe donc une place très prégnante dans les écoles bruxelloises.

D.B. : c’est un fait qui est le produit d’un compromis historique. On peut le faire évoluer. Mais permettez-moi de quand même signaler qu’au sein même de cette grande famille d’écoles catholiques, il y a des disparités entre les écoles. Elles ne sont pas toutes au même niveau. Elles n’ont pas toutes aussi la même philosophie, mais beaucoup d’entre elles, en fait, ce sont des écoles qui ont évolué, qui n’ont gardé de cachet catholique qu’un simple lien, disons, assez lointain. J’ai des amis qui fréquentent des écoles catholiques et qui ne sont pas véritablement attachés à la religion. Donc, c’est en raison aussi de l’excellence de ces écoles. Il faut l’avouer, il faut le dire, et d’une certaine discipline aussi qui y règne et qui ne règne plus dans certaines écoles publiques. C’est pour ça que certains gamins y sont scolarisés là. Par ailleurs, ce qui est beaucoup plus problématique concernant, par exemple, le cours de religion islamique, c’est que nous n’avons pas accès au référentiel du programme. Je cherche à avoir le programme du cours de religion islamique depuis que je suis établie en Belgique, depuis 5 ans et je n’y arrive pas. Ce n’est pas normal. Donc, ça veut dire que chacun fait finalement en fonction de ce qu’il veut, de ce qu’il peut.

Nous avons un cours qui échappe totalement au contrôle. Cela pose problème parce qu’il y avait la mainmise de l’Arabie saoudite qui était très présente dans l’organisation du culte puisqu’elle pouvait désigner les imams et les enseignants de religion islamique dans les écoles publiques au milieu des années 1970. Ce n’est plus le cas depuis les attentats de 2016, mais ça l’a été pendant très longtemps. Nous avons donc participé à radicaliser des élèves qui appartenaient à une tradition totalement différente par ailleurs car l’Arabie saoudite est de tradition sunnite extrêmement rigoriste. C’est l’école juridique la plus rigoriste de l’Islam hanbalite. Les diasporas turque et marocaine y sont a priori totalement étrangères étant de rite sunnite, hanafite et malékite. Tout cela interroge la responsabilité de nos choix politiques dans les dérives que nous avons vécues ces dernières années.

B.d.V. : Évidemment, je suis d’accord. Je crois qu’il faut être vigilant. Je suis favorable à un cours philosophique et de citoyenneté qui intègre une réflexion sur les religions différentes et que les jeunes vivent ensemble, etc. Mais je ne vous rejoins pas en disant que l’enseignement officiel est un gros foutoir dans lequel il n’y aurait pas d’autorité. Il y a beaucoup d’écoles du réseau officiel qui ont la même réputation que les écoles libres. Mais il y a effectivement quelques écoles à des endroits particuliers, dans des quartiers populaires, qui rassemblent une série de jeunes qui sont en difficulté et qu’on met encore plus en difficulté à force de les obliger à vivre l’entre-soi. Quand vous mettez cent jeunes qui ont la même problématique, qui viennent plus ou moins du même milieu socioéconomique, avec les mêmes convictions religieuses des parents, etc., vous ne pouvez pas vous attendre à avoir quelque chose d’exceptionnel. Et si vous faites le choix de la mixité sociale, de la rencontre et que vous obligez, d’une manière ou d’une autre, les parents à inscrire leurs enfants dans des écoles avec la garantie que le public sera métissé, avec des jeunes qui viennent de tous horizons, nous risquons effectivement quelques frictions. Mais nous pouvons espérer avoir des résultats scolaires en matière de vie sociale et d’apprentissage de la vie en collectivité bien meilleurs que si on continue à jouer les écoles sentinelles que vous avez évoquées. J’évoque souvent les écoles poubelles, ce qui est un vocabulaire extrêmement détestable, mais il faut dire les choses. Nous n’avons pas attendu effectivement les enquêtes internationales pour savoir que nous avons l’enseignement le plus inégalitaire d’Europe avec la France. Bruxelles est une ville multiculturelle. Tout le monde le dit en venant « Oh, lovely little city », mais pas interculturel.

D.B. : Je rejoins Bernard. Le communautarisme est détestable, mais il y a aussi l’autre pendant qui l’est tout aussi, c’est l’entre-soi. On gagnerait à mélanger, à créer de la mixité. Nous sommes gagnants quand nous créons de la mixité car ce faisant nous élargissons les horizons en offrant des perspectives différentes. C’est ça la pluralité. La pluralité, ce n’est pas se ressembler. C’est pouvoir penser le monde différemment, mais regarder dans la même direction. Je suis un enfant issu d’un couple mixte. Je sais que pour moi, ça a été un grand enrichissement de pouvoir papillonner d’une culture à l’autre, d’une langue à l’autre, de pouvoir avoir des familles qui n’avaient pas les mêmes codes culturels. C’est une force. Bruxelles est riche de sa diversité, faisons en sorte que son école soit aussi le creuset de cette diversité.

B.d.V. : À l’échelle du monde, Bruxelles est une petite ville de province avec un million d’habitants. C’est quand même terrible qu’avec un million d’habitants, nous n’arrivions pas à faire plus d’interculturalité. Je suis intimement persuadé qu’on a beaucoup d’efforts à faire dans ce sens-là.


[1] Un hadith sahîh (ou saïd, dans une translittération approximative) est un récit rapportant les paroles, actes ou approbations du prophète Mahomet, reconnu comme authentique (sahîh) selon les critères rigoureux de la science du hadith. Il constitue, après le Coran, une source fondamentale du droit et de la théologie islamique.

[2] La Commission Stasi, mise en place en 2003 par le président Jacques Chirac et présidée par Bernard Stasi, avait pour mission de réfléchir à l’application du principe de laïcité en France. Son rapport, remis en décembre 2003, a notamment préconisé l’interdiction du port de signes religieux ostensibles à l’école publique, recommandation qui a conduit à la loi de mars 2004.

[3] Jean-Pierre Martin et Laurence D’Hondt, Allah n’a rien à faire dans ma classe : Enquête sur la solitude des profs face à la montée de l’islamisme, Bruxelles, Éditions Racine, 2024, 192 p.

[4] Jawad Rhalib, Amal : Un esprit libre, Belgique/France, Scope Pictures & Serendipity Films, 2023

[5] Joël Kotek et Joël Tournemenne, Le Juif et l’Autre dans les écoles francophones bruxelloises, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2020. Cette enquête sociologique a été réalisée entre 2018 et 2019 auprès de 1 672 élèves âgés de 16 à 22 ans, issus de 38 établissements secondaires francophones de la région de Bruxelles-Capitale. Elle examine les représentations des jeunes vis-à-vis de l’altérité, en se concentrant notamment sur l’antisémitisme, l’homophobie et le sexisme.

[6] Centre d’Action Laïque, Mémorandum 2024 – Pour une société libre, égalitaire et solidaire, Bruxelles, CAL, 2024. Disponible en ligne : https://memorandum2024.laicite.be

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