DOMINER, AU NOM DE LA LIBERTÉ

par | BLE, Dominations, Education

Notre enseignement est considéré comme l’un des plus inégalitaires de l’OCDE. Malgré différentes réformes visant à lutter contre ces inégalités, aucune d’entre elles ne s’est attaquée au péché originel de notre enseignement : l’existence des réseaux et d’un quasi-marché scolaire. Au nom d’une « liberté d’enseignement », essentiellement à connotation religieuse, c’est un système inégalitaire qui est institutionnalisé depuis des décennies, avec ses dominés et ses dominants.

Liberté-enseignement-religiosité

Depuis toujours, la notion de laïcité fait débat. Elle est tantôt réinterprétée, tantôt adjectivée, voire parfois dévitalisée. Ce n’est finalement pas si étonnant, puisque l’organisation politique de nos sociétés contemporaines nécessite une légitimité, et que les critères et les fondements de cette dernière fluctuent en fonction des régimes politiques, des générations, des lieux, des traditions culturelles, et d’autres nombreuses variables.

Pourtant, un détour par le concept de laïcité défini par le Centre d’Action Laïque peut offrir une assise solide en termes de légitimité démocratique. Selon le CAL, il s’agit en effet d’un « principe humaniste qui fonde le régime des libertés et des droits humains sur l’impartialité du pouvoir civil démocratique dégagé de toute ingérence religieuse. » Un principe qui « oblige l’État à assurer l’égalité, la solidarité et l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen. »

Au regard de cette définition surgit nécessairement la question de l’enseignement. Quelle école voulons-nous pour assurer cette égalité, cette solidarité et cette émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs ? Nous allons nous apercevoir qu’en Belgique l’enseignement reste un grand chantier en matière de lutte contre les inégalités, et illustratif de cette ingérence du théologique dans le politique. C’est sans doute même notre faute originelle, ou plutôt notre péché constitutionnel : celui d’avoir amalgamé les notions d’enseignement, de liberté et de religiosité. C’est cette raison qui pousse d’ailleurs le mouvement laïque à se montrer extrêmement attentif en la matière et à plaider depuis toujours pour un enseignement unique, neutre, gratuit et public. Non pas en poursuivant exclusivement un objectif – essentiel – de neutralité, mais aussi car ce péché constitutionnel, nous allons le voir, participe à sa manière à entretenir le mal de notre enseignement : la transformation des inégalités sociales en inégalités scolaires.

Une liberté dévoyée

L’histoire de la Belgique est traversée de conflits entre catholiques et non-catholiques au sujet de l’enseignement. Il ne s’agit pas ici de la retracer, mais bien de pointer les moments institutionnels importants qui vont progressivement conférer à notre enseignement francophone un caractère structurellement inégalitaire.

D’abord, lorsque le Gouvernement provisoire proclama la liberté de l’enseignement au lendemain de la Révolution, avec l’article 17 : « L’enseignement est libre […] ». L’idée était sans doute d’éviter tout monopole par l’État ou l’Église, tout en inscrivant l’enseignement dans cet élan plus général de protéger la liberté d’opinion et de cultes. Ce fut néanmoins une première erreur : celle de lier prioritairement l’enseignement à une forme d’expression, plutôt qu’à une mission de l’État de proposer les mêmes conditions d’émancipation à toutes et tous par la diffusion des savoirs.

Les deux guerres scolaires (de 1878 à 1884 et de 1954 à 1958) ont quant à elles abouti au Pacte scolaire, qui permettra à l’État d’étendre son offre d’enseignement, mais l’engagera également à subventionner les autres réseaux, actant leur coexistence. Il institutionnalise ce qu’on appelle le quasi-marché scolaire, consacrant notamment le concept de choix des parents. Dès ce moment naîtront divers rapprochements entre réseaux, notamment avec l’élaboration de référentiels communs, la naissance du décret inscription qui vise à lutter contre les discriminations, ainsi que la mise en route du Pacte d’excellence. Aucune de ces réformes, si nécessaires soient-elles, n’ira cependant jusqu’à interroger l’existence de ces réseaux ; souvent au nom d’une liberté d’enseignement à connotation religieuse.

C’est ici que nous pouvons établir une première considération : la liberté d’enseignement est considérée, à tort et en dépit de la jurisprudence, comme intouchable. Trop souvent, un argument met fin à la réflexion : toucher aux fondements de notre enseignement revient à toucher à la liberté d’enseignement et donc à rouvrir la guerre scolaire. À chaque fois, ce spectre est brandi par tel réseau privé, coupant court à toute réflexion. Ce traumatisme, vieux de 65 ans, devient l’argument ultime qui biaise le débat et renforce l’immobilisme. Pourtant, rationnellement, et eu égard à l’évolution de la dynamique institutionnelle entre acteurs de l’enseignement, il ne fait aucun doute que le spectre d’une nouvelle guerre scolaire est un faux argument. Et pour cause : les acteurs ont changé, les décrets ont changé, la donne a changé. En bref, des autres conditions ne peuvent pas produire le même résultat. Et puis quand bien même, un système aussi inégal, confirmé régulièrement par les enquêtes PISA, ne doit-il pas être le moteur d’un changement profond plutôt que l’otage de conservatismes et de craintes irrationnelles ?

Comme le rappelle Mathias El Berhoumi, constitutionnaliste et spécialiste de la question, dans un article dont le titre « Pacte scolaire : la politique compromise ? » est en soi évocateur : « la constitutionnalisation du Pacte scolaire aboutit en pratique à amputer le débat démocratique des questions relatives aux structures de l’enseignement dont on peut attribuer au moins une partie des dysfonctionnements du système scolaire. […] C’est un truisme de l’affirmer, mais la société belge de 2016 n’est plus celle du siècle dernier. Depuis lors, il y a eu la sécularisation, une moindre fidélité des citoyens à « leur » monde sociologique et des piliers de plus en plus pluralistes. L’enseignement n’a plus cette vocation d’intégration morale, d’endoctrinement qui justifiait la division du système éducatif en réseaux. Si l’école doit « faire société », on ne peut plus considérer un système scolaire cloisonné comme allant de soi. Le Pacte scolaire pose une question démocratique fondamentale : peut-on délibérer des questions clivantes dans une société divisée ? Nous avons la ferme conviction qu’en démocratie même les compromis les plus délicats à atteindre doivent pouvoir être remis en question ».[1] En cela, la liberté d’enseignement, que l’on a bétonnée avec une connotation religieuse, est dévoyée, privée de sa profonde et nécessaire dynamique pédagogique et éducative. Elle ne sert plus au collectif, mais à un cloisonnement pilarisé où chaque réseau défend ses propres intérêts. Un état de fait qui convient davantage quand on est organisé en réseau privé.

Une liberté qui domine

La lecture de nos sociétés contemporaines, de leur histoire et de la plupart des débats actuels qui les animent peut prioritairement se faire au travers du prisme socio-économique. Lorsqu’on applique ce filtre au secteur de l’enseignement, il met d’ailleurs en lumière son aspect structurellement inégalitaire. Ainsi, nous venons de voir que la liberté d’enseignement est dévoyée. Mais comment expliquer que les inégalités sociales se transforment en inégalités scolaires ? Et dans ce cas, est-ce que le maintien des réseaux en est une cause ? En d’autres termes, est-ce que l’existence de ce quasi-marché scolaire participe à ce système structurellement inégalitaire ?

D’abord les chiffres : oui, notre système scolaire – en FWB, mais aussi en Flandre – est l’un des plus inégalitaires de l’OCDE. Les enquêtes PISA successives le confirment.[2] Qu’en ressort-il ? Contrairement à ce qu’on entend souvent, les résultats ne sont pas mauvais pour nos élèves. Ils suivent plutôt la moyenne de l’OCDE et devraient sans nul doute progresser dans les années à venir grâce à la mise en route du Pacte d’Excellence. Par contre, en matière d’inégalités scolaires liées à l’origine sociale, la FWB se classe toujours parmi les systèmes éducatifs aux différences les plus marquées, aux côtés de la Flandre, de la France, ou du Luxembourg. En d’autres termes, notre système scolaire ne produit pas de mauvais élèves, mais bien d’énormes inégalités scolaires.[3]

Ce constat posé, il est intéressant de se pencher sur les causes. Soulignons en premier lieu le problème des habitus scolaires et du rapport au savoir qui varient fortement en fonction de l’origine sociale des enfants. Fred Mawet, ancienne Secrétaire générale de ChanGements pour l’égalité, précise : « Il y a ceux qui partagent les évidences scolaires et mobilisent spontanément les bonnes postures intellectuelles – une grosse partie des enfants des familles favorisées – et les autres – une grosse partie des enfants des familles pauvres. Ainsi, l’école omet de considérer que l’élève qu’elle devrait considérer comme « normal » est celui qui a besoin de transformer ses façons de raisonner en s’appropriant l’attitude intellectuelle requise par l’école et propre à la culture écrite. » Et de rajouter : « Si l’école ne peut être tenue pour responsable des très grandes inégalités sociales entre les familles dans lesquelles grandissent les enfants, elle est centralement responsable de la transformation de ces inégalités sociales en inégalités scolaires. Cette allégation est confirmée tant par la pratique que par la recherche ».[4]

Un second élément est la culture de la relégation et du redoublement en Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle agit comme une « gare de triage » en vue du monde professionnel (là encore il faut souligner que le Pacte produira plus que probablement des effets bénéfiques dans quelques années). Plus concrètement, les enfants des familles les moins en phase avec les habitus scolaires exigés – souvent les familles à indice socio-économique faible -, vont être invités au cours de leur scolarité à redoubler, accumulant ainsi un retard scolaire, ou à s’orienter vers l’enseignement technique et professionnel. Ainsi, même si nous sommes conscients de la dimension multifactorielle, on observe au sortir des secondaires générales une majorité d’enfants de familles « favorisées », formés pour l’université. C’est ainsi que le monde professionnel reproduit à son tour le cercle vicieux de la ségrégation sociale. Et de fait, les enquêtes PISA démontrent qu’à 15 ans, l’écart des performances entre les quartiles extrêmes (les 25% des plus riches VS les 25% des plus pauvres) atteint 113 points en Belgique, soit environ 3 années scolaires. Et les résultats de la Norvège démontrent pourtant que la corrélation entre les inégalités des revenus et l’iniquité des systèmes scolaires n’est pas une fatalité. L’Estonie par exemple, fait face à des inégalités sociales plus importantes que chez nous, mais a mis en place un système scolaire plus équitable.[5] En d’autres termes, les inégalités économiques présentes au sein de nos sociétés ne conduisent pas nécessairement à un système scolaire inégal, et celui-ci n’est pas forcément contraint d’en assurer la reproduction.

Mais au fond, en quoi l’existence d’un réseau privé (le réseau libre (non-confessionnel) et de deux réseaux publics (le réseau organisé et le réseau officiel subventionné) participe-t-elle à cette ségrégation scolaire et ces inégalités scolaires ? En réalité, bien que le décret Inscription fut un premier pas ayant amené de la transparence dans le processus d’inscription, il reste subordonné dans la plupart des cas à la liberté de choix des parents qui contribue à une dynamique inconsciente de sélection. Les parents en phase avec les comportements scolaires attendus préparent leur choix d’écoles des années à l’avance, et à raison. Qui pourrait le leur reprocher ? D’autres familles sont quant à elles éloignées de ces stratégies de choix. C’est un fait : la ségrégation scolaire est largement intégrée – souvent de manière inconsciente – dans notre système scolaire, avec des établissements scolaires distincts qui concentrent des élèves aux origines sociales opposées. Nous sommes conscients de la dimension multifactorielle et il n’est pas question ici de réduire exclusivement la ségrégation scolaire à l’existence des réseaux, ce qui serait intellectuellement malhonnête, mais il est néanmoins temps de rendre le système plus sain – oserait-on dire… Rappelons que le mode de financement des établissements par élèves forge nécessairement la concurrence entre établissements, et donc aussi a fortiori entre réseaux. Le quasi marché-scolaire en FWB repose sur le libre-choix d’un établissement. Mais toute cette question est indubitablement liée à la question des réseaux et de leur fonctionnement en mode « chaque réseau pour soi et le financement pour chacun ». Il faut par exemple prendre en compte que certaines écoles incitent à payer de faux frais d’inscription via des « ASBL amies », au mépris du respect de la Constitution. La récente saga des bâtiments scolaires a par exemple illustré cette volonté du réseau libre confessionnel de répartir le budget des rénovations en fonction du nombre des élèves – et donc à son avantage -, au détriment de l’état objectif de la vétusté des bâtiments scolaires et de ceux qui nécessitaient un investissement prioritaire. Outre l’étrangeté, dans un tel contexte budgétaire, de consacrer de l’argent public à la rénovation de bâtiments privés appartenant à des paroisses et congrégations religieuses, on perçoit là toute la problématique de la concurrence. Le dernier exemple des dotations rabotées pour le réseau public organisé afin de respecter les accords de la Saint-Boniface prouve que l’intérêt supérieur et général des élèves importe moins que celui des élèves de son propre réseau. Au final, la concurrence entre réseaux ne met pas à égalité les élèves entre eux. Comme si un élève n’était pas égal à un autre. Dès lors, se rappeler ici de la définition du CAL en début d’article prend tout son sens.

Le mouvement laïque se bat pour un réseau unique, public, gratuit et neutre. C’est certes un projet à très long terme, mais il estime d’abord que la mission première de l’école est de former des citoyens autonomes dotés d’un esprit critique. Par ailleurs, le mouvement laïque considère également que tout enfant doit s’épanouir dans un système scolaire qui vise à corriger les inégalités, et non à renforcer la ségrégation sociale, génératrice d’inégalités scolaires. En ce sens, oui, notre enseignement peut être perçu à juste titre par certains comme un système de domination qui bloque leur ascenseur social au nom d’une lecture erronée de la Constitution qui privilégie le maintien de notre quasi-marché scolaire.

Le contre-argument de la guerre scolaire est régulièrement brandi, oubliant que la fausse paix actuelle dont on bénéficie ne profite pas à tout le monde. Dans notre système scolaire, il n’y a pas de partage. Il y a des vainqueurs et des vaincus, et les réseaux tranchent en partie chaque année qui appartiendra à quel camp. Au fond, il est étonnant qu’on refuse de toucher aux fondations de notre système scolaire inégalitaire au nom d’une Constitution qui a inscrit l’enseignement comme libre, mais qu’on refuse de respecter cette même Constitution qui consacre tout autant la valeur d’égalité.


[1] M. El BERHOUMI, in La Revue Nouvelle, 2016/1, pp. 45-51.

[2] https://www.oecd.org/pisa/

[3] A noter que, contrairement à d’autres pays, une inégalité spécifiquement liée à l’origine ethnique ou culturelle ne vient pas s’y surajouter si les élèves évoluent dans un même environnement économique.

[4] F. MAWET, in Le Journal de l’Alpha, n°229, 2e trimestre 2023.

[5] O. MOTTINT, ibid., p. 70.

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