PHILOSOPHER SUR LES POLITIQUES DE REDISTRIBUTION DES RICHESSES

par | BLE, Justice, Laïcité, Politique, Précarité

En quoi la philosophie, le libre-examen, peuvent-ils nous faire avancer dans notre réflexion sur la précarité, l’égalité des chances et les conditions d’une vie digne ? Question aussi vieille que le monde.

Dans cette analyse, nous allons esquisser une piste de réponse, à partir des travaux d’Amartya Sen, philosophe et économiste, Prix Nobel pour sa contribution à la réflexion sur la distribution des richesses et les conditions de vie. La philosophie ce n’est pas seulement de l’idéalisme. C’est aussi un outil critique pour penser la politique de façon laïque… Voyons ce que cela peut vouloir dire.

INTRODUCTION

D’entrée de jeu, disons que Sen (originaire du Bengal-Occidental en Inde) ne se réclame pas de la laïcité, mais il est intéressant de noter que sa démarche, dans son ouvrage The Idea of Justice (2009), combine à la fois des éléments de la spiritualité bouddhiste et d’autres tirés de La Théorie des Sentiments Moraux d’Adam Smith (1759). Il s’agit d’aborder son œuvre à l’aune de sa critique de La Théorie de la Justice de John Rawls (1971), dans la discipline philosophique de la « justice distributive », pour voir comment il est possible de sortir de l’idéalisme, en partie inspiré de Kant, pour penser la justice et les conditions de vie à partir d’une perspective universaliste qui ne soit pas « occidentalo-centrée », ni purement spéculative. Comme nous l’avons déjà écrit en ces pages,[1] Sen est connu pour avoir mis au jour l’Indice de Développement Humain (IDH), repris par les Nations Unies qui en publie un rapport annuel, afin d’évaluer l’évolution des tendances de gouvernance à l’intérieur des pays, ainsi que pour les comparer entre eux.

Pour synthétiser tout cela, nous allons procéder en trois étapes. Dans un premier temps, nous allons présenter la discipline de la justice distributive en traçant les contours de la théorie de Rawls, autour de laquelle les critiques, y compris celle de Sen, s’articulent. Ensuite, nous allons résumer cette critique et présenter ses travaux afin de montrer en quoi la philosophie et la justice distributive peuvent nous permettre de critiquer les politiques qui, chiffres à l’appui, créent des inégalités sociales et donc, par transitivité, de la précarité. Finalement, nous allons prendre un peu de recul afin de séparer morale et politique et soutenir que ce n’est pas avec de la morale que l’on fait de la bonne politique, mais que c’est plutôt avec des bonnes politiques que l’on peut créer de la morale et arriver, autant que faire se peut, à s’attaquer, entre autres choses, à la précarité.

LA JUSTICE DISTRIBUTIVE COMME DISCIPLINE CONTEMPORAINE

La question de la justice, comme celles de la liberté ou de la connaissance, a occupé les philosophes depuis toujours. Dans notre époque contemporaine, c’est La Théorie de la Justice de John Rawls (1971), philosophe américain, qui a relancé la discipline de la justice distributive – après des décennies d’abandon suite aux révolutions dans le domaine de la logique, qui ont mené au déclin de la philosophie pratique, c’est-à-dire éthique et politique. Le leg le plus important de Rawls est sa méthode, dite de « l’équilibre réflexif ». Selon lui, il est possible d’établir un dialogue de va-et-vient entre nos intuitions morales et nos jugements bien pesés, pour parler de manière raisonnable des principes qui devraient gouverner une société bien ordonnée, même si nous ne pouvons pas attribuer aux propositions qui les composent des valeurs de vérité. En d’autres termes, il est possible de s’émanciper d’un logicisme ou d’un rationalisme pur, pour dialoguer entre personnes raisonnables et se donner des balises politiques de ce qui est souhaitable.

Au niveau du contenu de la théorie de Rawls, un des éléments centraux est le principe de justice qu’il établit, notamment le « principe de différence ». Celui-ci, quoi que légèrement contre-intuitif, stipule que les inégalités sociales sont acceptables si, et seulement si, les inégalités sociales sont au bénéfice des moins bien lotis. Ce qui justifie en somme, l’impôt progressif et les tarifs progressifs sur certains services, notamment comme le système qui s’applique aux tarifs des crèches publiques en Belgique. Rawls suggère que les « biens sociaux premiers », découlant de la coopération sociale, comme les libertés, les opportunités, mais aussi les moyens matériels, soient distribués de manière équitable. Le principe de différence ayant aussi pour objectif, c’est important de le préciser, de ne pas dissuader les personnes les plus performantes, en termes de création de richesses, à continuer de faire profiter la société de leurs talents et de jouir du fruit de leur travail. Nous devons ici admettre que cette présentation est très sommaire, synthétique, à débattre, mais c’est pour en arriver à la critique  de Sen et ce qui en a découlé, puisque c’est le sujet de cette analyse.

Depuis la Théorie de la Justice, la philosophie politique analytique, ou anglo-saxone, s’est articulée autour de Rawls. Notre objectif ici n’est pas de faire un tour d’horizon de ces critiques, mais de se concentrer sur celle d’Amartya Sen. Ce dernier a développé ce qu’il a appelé l’approche des « capabilités ». Encore une fois, l’exercice auquel nous nous prêtons nous oblige à synthétiser. Sen adresse deux critiques majeures à Rawls. La première est de ne pas penser la justice de manière globale et d’adopter des principes de justice différents à l’intérieur des pays et aux relations entre les pays. Or, la décision unilatérale des États-Unis d’envahir l’Irak en 2003, démontre bien la faiblesse de ce dualisme principiel. Mais la critique qui nous intéresse ici, est celle des capabilités. Pour résumer, selon Sen, tout le monde ne dispose pas des même capacités (capabilités) à transformer ses bien sociaux en liberté effective. Le principe de différence ramène à l’idée de mesurer la richesse en termes de production, de Produit Intérieur Brut (PIB), mais cela ne nous dit rien sur les politiques de redistribution des bénéfices de la coopération sociale. Ce qui se dégage ici, c’est deux façons différentes d’aborder la justice distributive. Voyons comment cela se déploie chez Sen.

DE LA THÉORIE À LA PRATIQUE

Mais comment transformer les idées philosophiques sur la justice et la distribution des richesses et des opportunités en outil concret d’évaluation des politiques publiques ? Bien que le principe de différence chez Rawls puisse nous permettre de justifier des impôts et des tarifs progressifs dans les services publics, la critique de Sen demeure pertinente. Plus encore, au-delà de la critique qui se traduit par l’approche des capabilités, c’est la réflexion de Sen sur la manière dont on pense de façon mesurable la redistribution des richesses qui est fertile sur le plan de l’analyse des politiques publiques. L’IDH a été créé dans un esprit philosophique : le PIB comme mesure de la richesse ne dit rien sur les politiques de redistribution de la richesse. Deux pays peuvent avoir le même PIB, mais des IDH très différents. Ce qui nous permet d’évaluer, de manière critique, la gouvernance des États et la justice des systèmes de coopération sociale, ainsi que l’impact de ces derniers sur les conditions et la qualité de vie des personnes. L’IDH mesure des éléments que l’on considère neutres en philosophie politique par rapport aux conceptions philosophiques que les personnes peuvent adopter, c’est-à-dire le niveau d’éducation moyen et prévisible ou l’espérance de vie. En d’autres mots, ces indicateurs s’intéressent aux conditions de possibilités d’offrir aux individus des conditions de vie leur permettant de s’émanciper et de se réaliser pleinement. L’idée est, dans le dire, de respecter le principe, laïque, de séparation entre l’État et les différentes aspirations des citoyens composant une matière sociale hétérogène sur le plan idéologique. On s’intéresse aux conditions de l’émancipation, sans prendre parti moralement. L’éducation et la santé sont considérés comme des « biens » neutres, comme des atouts que chaque personne peut raisonnablement désirer, afin de pouvoir librement exercer ses choix et réaliser ses ambitions.

C’est précisément ici que l’on passe de la théorie à la pratique. Au lieu d’être dans un idéalisme métaphysique, même si l’on demeure dans la raison pratique et non dans la raison contemplative chez Rawls, on s’ancre dans le réel et on s’outille pour le critiquer, tout en conservant une neutralité axiologique permettant de séparer morale et politique – ce qui sera l’objet de la prochaine section. D’un point de vue libre-exaministe, de l’exercice de la raison pratique, plutôt que de vouloir guider les politiques à partir d’une utopie, une conception de la justice entièrement déductive, on adopte plutôt une approche inductive, ancrée dans la réalité des conditions de vie et des inégalités sociales réelles.

Qu’en est-il de la Belgique ? Selon les chiffres de l’Organisation des Nations Unies (ONU) : « L’IDH de la Belgique en 2019 est de 0.931. Cependant, lorsque cette valeur est revue à la baisse pour tenir compte des inégalités, l’IDH descend à 0.859, soit une perte de 7.7 % due aux inégalités dans la répartition des indicateurs des dimensions de l’IDH. L’Autriche et la Suisse affichent des pertes dues aux inégalités de 7.0 % et 6.9 %, respectivement. La perte moyenne due aux inégalités est de 10.9 % pour les pays à IDH très élevé et de 12.1 % pour les pays de la région OCDE. Le coefficient d’inégalité humaine pour la Belgique est égal à 7.7 %. »[2] On constate une légère amélioration en 2021, puisque l’IDH de la Belgique est monté à 0.937 et de l’IDHI est à 0,874, soit une différence de 6,7%.[3] Cela dit, les chiffres sur le sans-abrisme à Bruxelles sont interpellants et il sera intéressant de suivre l’évolution des données dans les prochaines années et, aussi, d’en parler durant la campagne électorale en cours.

LA PRÉCARITÉ : UN ENJEU POLITIQUE (ET NON MORAL)

Comme nous l’avons dit plus haut, Sen a connu les famines au Bengal-Occidental et a très vite compris que les causes de celle-ci étaient politiques et non pas strictement économiques. C’est une question de gouvernance. Or, cela s’applique à la précarité galopante que nous observons dans notre capitale et un peu partout aujourd’hui. Des choix politiques sont faits, avec des conséquences toujours plus excluantes à l’aide sociale. L’université elle-même, aujourd’hui, produit de la précarité (voir le Livre-Examen contenu dans ce numéro), quel paradoxe ! Cela mine encore davantage la crédibilité des intellectuels, dans un contexte où le populisme et l’anti-intellectualisme sont déjà en vogue. Ce qui nous ramène à la question de faire la philosophie plus « métaphysique » ou de développer des philosophies ancrées dans le réel, capables de rejoindre les préoccupations de l’éducation permanente, de la nécessité des mouvements sociaux, surtout en contexte électoral.

Pour conclure, retenons ici que l’idée n’est pas de faire la morale ou d’idéaliser le portrait des politiques en Belgique, mais simplement que la philosophie et le libre-examen peuvent se pratiquer de différentes manières.  L’idéalisme, la déduction et l’utopie ont leurs vertus, tout comme la philosophie pratique, l’induction et le pragmatisme. Le dialogue entre les deux permet justement une fertilité de l’esprit qui permet de nourrir le libre-examen de chacune et chacun.

La précarité et les conditions d’une vie digne, qui sont inscrites dans la Constitution belge, sont des questions fondamentalement politiques, et non morales, car c’est avec des bonnes politiques que l’on crée de la moralité et non l’inverse. Il sera donc intéressant de suivre le dénouement des prochaines élections et des directions qui seront prises par les différentes législations, de suivre l’évolution des données sur la redistribution des richesses créées par la coopération sociale, comme l’IDHI. Car c’est avant tout cela la morale de l’histoire, tout est une question de politiques. La distribution des charges et des bénéfices de la coopération sociale n’est pas une question de chance ou de talent comme d’aucuns voudraient nous le faire croire. Ce n’est pas non plus une question de moralité, mais bien une question de choix politiques. La Belgique n’est pas plus un îlot isolé du monde. Les élections européennes auront aussi leur importance et il sera intéressant de suivre l’évolution des politiques, en étant armé sur le plan philosophique, de façon concrète, pour mesurer l’impact des choix et des mesures qui seront mises en place.


[1] https://echoslaiques.info/noter-la-gouvernance-2/

[2] https://hdr.undp.org/sites/default/files/Country-Profiles/fr/BEL.pdf

[3] https://www.undp.org/sites/g/files/zskgke326/files/2023-02/hdr2021-22frpdf.pdf

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