L’EXCEPTION NE PEUT PAS FAIRE LA RÈGLE

par | BLE, MARS 2016, Politique

Depuis quelques années, certaines décisions politiques, voire carrément des réformes, sont motivées par l’opinion publique. Ou plutôt par l’émotion publique, à savoir les réactions populaires les plus virulentes, celles qui font la Une de certains (de plus en plus nombreux) de nos médias. En Belgique, les échéances électorales, particulièrement nombreuses, ne sont évidemment pas étrangères au phénomène. Le niveau de compétence de nos décideurs probablement pas non plus…

Les exemples sont nombreux et j’en choisirai deux : le cas des Afghans du Béguinage et celui de Michelle Martin.

Il y a quelques années, des Afghans ont investi l’église du Béguinage à Bruxelles pour y mener un combat politique de très longue haleine : obtenir l’asile en Belgique. C’est Maggie De Block, alors secrétaire d’État à l’asile et à la pauvreté, qui était chargée du dossier. Sa politique, très dure, était défendue par son gouvernement, un gouvernement mené par Elio Di Rupo, un socialiste. Parmi les actions menées par les Afghans et leurs soutiens, il y avait celle qui consistait à ne jamais laisser les membres du gouvernement tranquilles. Partout où ils allaient, ils nous trouvaient. C’est ainsi que j’ai pu à plusieurs reprises croiser des ministres dont plusieurs, dont le Premier, nous ont dit “Soyez patients, nous soutenons Maggie De Block pour faire barrage à la N-VA”.

Le résultat ? Une victoire écrasante de la N-VA en Flandre et un gouvernement composé notamment, y compris au secrétariat à l’asile, de membres de la N-VA, qui prend désormais les mesures que l’on sait : fermeture des frontières, appels à ne pas se montrer solidaire, consignes de délation au personnel de la SNCB, renforcement des dispositifs policiers et militaires, multiplication des contrôles, alertes de niveaux 3 et 4…

En l’été 2012, Michelle Martin, ex-épouse de Marc Dutroux, obtenait une libération conditionnelle. Ce n’était pas la première fois qu’elle la demandait et elle lui avait chaque fois été refusée parce que, notamment, elle n’avait nulle part où aller. Et pour cause : certains médias se repaissaient de ses moindres faits et gestes et toutes les hypothèses envisagées pour sa sortie de prison étaient immédiatement révélées dans les journaux, ce qui anéantissait tout espoir d’ordre public. Quand enfin une libé- ration conditionnelle fut possible, elle fut autorisée. La chose fit grand bruit, un bruit largement relayé, voire accentué, par les médias et les réseaux sociaux. Quelques manifestants se pressèrent à Malonne, où Martin était accueillie et une manifestation réunit 4000 personnes à Bruxelles.

C’est cette émotion populaire qui motiva, contre l’avis d’à peu près tous les professionnels du secteur, une réforme des conditions de libération conditionnelles, qui furent durcies.

Le “cas Martin”, au-delà de l’horreur qu’elle représentait, ne pouvait pourtant en aucun cas nous faire reculer. On ne peut pas, parce qu’on considère une affaire plus grave qu’une autre (aidés en cela par les médias), faire un bond en arrière.

Si Martin avait bénéficié d’une libération conditionnelle, c’est parce qu’un jour, à l’issue d’un procès d’assises, un jury populaire en avait ainsi décidé en toute connaissance de cause : il n’a pas imposé à Martin une réclusion à perpétuité assortie d’une mise à disposition du gouvernement. Il l’a condamnée à trente ans de réclusion, sachant très bien qu’elle pourrait demander une libération conditionnelle anticipée.

Au-delà de l’horreur, bien réelle de ce qu’a fait Michelle Martin, au-delà de la colère, compréhensible, que suscite son éventuelle libération conditionnelle chez certains, il faut absolument prendre de la distance. Considérer la problématique dans son ensemble. La libération conditionnelle est une possibilité offerte à des gens qui, condamnés à des peines de prison, peuvent envisager une sortie anticipée, moyennant certaines conditions, comme son nom l’indique.

Et ça, c’est fondamental.

Outre le fait qu’à titre personnel je ne pense pas que, dans ses conditions actuelles, la prison fasse du bien à qui que ce soit (sauf à y garder tout le monde ad vitam), il est fondamental de se souvenir que tout prisonnier est un être humain. Aussi monstrueux soit-il, il reste un être humain. Capable du pire et du meilleur. Et que si en effet certains prisonniers nous inspirent plus d’horreur que d’autres, la prison est dans la grande majorité des cas, un passage.

Dire à quelqu’un qui entre en prison qu’il aura, au terme d’une partie de sa peine, la possibilité de montrer son amendement, c’est lui dire “Tu as merdé, tu peux changer”. Ou mieux : “Tu peux fonctionner autrement, nous pensons que tu en es capable”. Et ce travail, même s’il est certes plus que grand temps de l’encourager au sein même des prisons, est possible pour un certain nombre de condamnés.

On peut décider que non. On peut décider qu’une personne qui est condamnée à trente ans doit purger trente ans. On peut lui dire qu’il(elle) n’est pas dans notre catégorie d’humains. Qu’elle n’est pas humaine. Qu’elle ne vient de nulle part, que rien ne l’a menée là et que rien ne pourra la rattraper. Qu’on ne croit pas en elle. Mais ce raisonnement est très dangereux. Et un peu facile. Ranger des gens dans des catégories, c’est commode. Mais ça ne fera avancer ni eux, ni l’humanité. C’est d’ailleurs à mon sens ce qu’on fait en maintenant nos prisons dans cet état catastrophique et leurs prisonniers dans un système plus abrutissant qu’autre chose.

Ces deux exemples nous montrent aujourd’hui de manière très violente l’effet de décisions politiques motivées par l’émotion : non seulement elles ne servent pas ce qu’elles prétendent servir, mais en plus le pari qu’elles prétendent relever n’est pas gagné. En matière d’asile, notre pays ne gère à peu près rien et les politiques qu’il mène flirtent chaque jour davantage avec l’extrême droite, voire l’assument carrément. Quant aux peines de prison et à leurs effets, rien n’a changé et il est désormais admis par tous que les prisons sont des lieux criminogènes, ne fut-ce qu’en matière de radicalisation.

Pourtant, aujourd’hui plus encore qu’hier, nos dirigeants continuent sur cette désolante lancée. Nos frontières se ferment, nos politiques d’asile se durcissent, nos médias se nourrissent pour beaucoup presque exclusivement de la haine qu’ils attisent, nous abreuvant de “sondages” soumis à leurs seuls lectorats “et encore, à leurs très rares lecteurs qui y répondent” pour conclure que “les Belges” se sont prononcés.

Ils proposent et nos candidats politiques, qui font davantage de la communication que de la politique, disposent. Sans se souvenir jamais que ce qui résonne ne raisonne pas forcément. Et que si on décide de faire de la politique, c’est pour élever le débat. Pour le bien de la société, qui a ainsi pu se débarrasser de la peine de mort, d’une bonne part de violence, de nombreuses discriminations et injustices sociales. Autant de choses qui pourraient bien revenir si on continue à s’inspirer d’une bruyante émotion nourrie par des exceptions. C’est d’ailleurs déjà le cas pour certaines : désormais, nos frontières se ferment et les réfugiés sont devenus des “illégaux” dans la majorité des discours politiques. Ceux qui   bénéficient de droits durement acquis sont suspects d’en profiter et les prisonniers restent plus longtemps dans nos prisons, pourtant reconnues criminogènes et sans qu’aucune nouvelle mesure de prévention n’y ait été instaurée.

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