PORTRAIT : CÉLINE DELREZ DE NEYN – DIRECTRICE D’ÉCOLE COMMUNALE AU SERVICE DE L’INCLUSION ET DE LA JUSTICE SOCIALE

par | BLE, ÉCOLE, Education

« Dans son regard, dit-elle, il y avait « tout » : la peur, la méfiance, la mémoire de la guerre, l’incompréhension face à un monde qui lui offrait soudain de la nourriture. Ce souvenir – un simple regard, mais porteur de tant de récits – reste une boussole pour Céline. Il lui rappelle que derrière chaque élève, chaque retard, chaque absence ou chaque silence, il y a une histoire à entendre, à décrypter, à respecter ». (extrait)

Un parcours professionnel pluriel, nourri par le terrain et l’engagement social

C’est au 5ème étage de la Bibliothèque Royale de Belgique, plus précisément dans l’atmosphère chaleureuse et lumineuse du rooftop du restaurant Albert que l’entretien s’est tenu. Autour d’un thé glacé et d’un espresso, Céline s’est livrée sur son parcours, ses convictions et son quotidien de directrice. Loin des discours formatés, Céline nous offre une parole libérée, sincère, nourrie par des années d’engagement. Le parcours de Céline dans l’enseignement sort des sentiers battus. Là où beaucoup recherchent la stabilité d’une nomination dans une même école, elle a choisi l’itinérance, la diversité des contextes et la confrontation directe aux réalités sociales du système scolaire belge. Elle a enseigné aussi bien dans des écoles « huppées » que dans des établissements dits « à discrimination positive », mais aussi dans des écoles spécialisées accueillant des élèves avec des handicaps mentaux lourds ou des troubles du comportement, ainsi que dans des dispositifs spécifiques pour enfants réfugiés, notamment à l’école Maximilien à la Plateforme Citoyenne (Belrefugees). Son chemin professionnel est marqué par un engagement fort pour la mixité sociale et culturelle, comme si cela était inscrit dans son ADN. Elle évoque l’impression constante qu’il manque une dimension dans chaque école fréquentée : soit la mixité sociale, soit la diversité culturelle. Plutôt que de s’en accommoder, elle a cherché à rencontrer « tous les publics », à comprendre tous les types d’écoles pour saisir les mécanismes d’exclusion et d’inégalités systémiques. Cette démarche n’est pas théorique : elle est profondément ancrée dans une histoire personnelle, une enfance marquée par la pluralité et un besoin intime de cohérence entre ses convictions et ses actions professionnelles. Son passage par la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés (Belrefugees) a également joué un rôle central dans la construction de ses valeurs et de sa vision de l’école comme lieu d’émancipation.

Un retour à l’école comme directrice : un choix politique et émotionnel

Céline est aujourd’hui directrice d’une école communale de Bruxelles Nord-Ouest. Et pas n’importe laquelle : celle de son enfance. Ce retour, empreint de sens et de symbolisme, n’est pourtant pas un choix de confort. Avant de poser sa candidature, elle a demandé à consulter le plan de pilotage de l’école, soucieuse de vérifier si les priorités de l’équipe en place rejoignaient ses propres engagements. Elle découvre alors trois axes qui la convainquent : la gestion des comportements difficiles, la valorisation de la mixité et l’inclusion d’élèves primo-arrivants.

Son approche de la direction n’est pas hiérarchique ou autoritaire : elle privilégie la proximité, l’écoute, la présence dans les classes. Elle ouvre son bureau aux enfants et aux parents, fait le tour des classes quotidiennement, remplace des enseignants absents lorsque c’est nécessaire. Elle assume également les lourdeurs administratives (inscription au CEB, gestion de l’absentéisme, communication avec les parents), tout en cherchant à leur redonner du sens. Elle critique d’ailleurs la surcharge administrative déconnectée des besoins réels des enfants.

Des défis quotidiens multiples et une réponse par la solidarité

Les défis que Céline rencontre dans son école sont nombreux : absentéisme, barrière de la langue, précarité, diversité des parcours scolaires, hétérogénéité des niveaux, méconnaissance du système scolaire belge par les familles issues de l’immigration ou sans papiers.

Face à ces défis, elle met en place une organisation interne fondée sur la solidarité et l’intelligence collective. Elle cartographie les compétences linguistiques de son personnel : entre les enseignants, l’équipe d’entretien et les éducateurs, elle mobilise un réseau de traducteurs internes pour accompagner les familles. Elle utilise des outils numériques comme Class Dojo, qui permet la traduction automatique des messages aux parents, malgré ses limites juridiques.

Céline refuse de se contenter d’encoder les absences dans une application : elle va à la rencontre des familles, écoute, comprend, propose des solutions. Elle cite l’exemple d’une maman brésilienne qui présentait un handicap, sans soutien pour transporter ses enfants vers deux écoles différentes. En mobilisant les parents d’élèves du quartier, elle parvient à organiser un système de solidarité et de transport, montrant ainsi l’impact d’une direction humaine et proactive.

Une équipe enseignante militante, féminine et soudée

L’équipe que Céline accompagne est composée majoritairement de femmes, certaines l’ayant même eue comme élève ou ayant eu ses sœurs. Elle décrit une équipe « passionnée », investie, militante, peu sujette aux longues absences malgré la fatigue. Un collectif où la solidarité joue à plein, où l’on se surveille mutuellement pour ne pas s’épuiser, et où l’on partage un sentiment d’appartenance fort. Elle valorise les pratiques inclusives déjà présentes, parfois sans qu’elles soient nommées comme telles, et redonne aux enseignantes confiance en leur travail. Elle cite l’exemple d’un élève autiste accueilli en 5ème primaire alors que le maternel avait voulu le renvoyer. Pour elle, c’est bien la preuve que l’école est inclusive, même si certaines enseignantes en doutent encore.

Une posture professionnelle nourrie par l’intime et l’expérience vécue

Chez Céline, le travail éducatif ne s’arrête pas à la porte de l’école, pas plus qu’il ne se réduit à une série de tâches techniques ou administratives. Sa vision de l’enseignement est profondément marquée par son histoire personnelle, ses engagements citoyens, et les expériences sensibles qui ont jalonné son parcours. Elle parle, avec une émotion contenue mais palpable, de cette petite fille afghane rencontrée lors de la deuxième vague de réfugiés en 2015. Dans son regard, dit-elle, il y avait « tout » : la peur, la méfiance, la mémoire de la guerre, l’incompréhension face à un monde qui lui offrait soudain de la nourriture. Ce souvenir, un simple regard, mais porteur de tant de récits, reste une boussole pour Céline. Il lui rappelle que derrière chaque élève, chaque retard, chaque absence ou chaque silence, il y a une histoire à entendre, à décrypter, à respecter.

Cette capacité à relier les parcours de vie à l’action éducative n’est pas anecdotique : elle structure son approche pédagogique. Elle s’applique aussi à sa propre vie familiale, lorsqu’elle évoque le chemin scolaire de son fils, et le travail d’acceptation qu’il a fallu faire pour lâcher la norme et accueillir ses propres désirs d’enfant. C’est cette éthique de l’attention au vécu, aux aspirations, aux réalités sociales qui constitue le socle de son action en tant que directrice. Elle assume de prendre le temps : celui d’écouter, de traduire, de chercher des solutions concrètes avec les familles, quitte à sortir des protocoles préétablis. Elle assume aussi de faire de l’école un espace où les émotions, la vulnérabilité et les histoires individuelles peuvent coexister avec les apprentissages.

Là où d’autres valorisent la neutralité ou l’effacement des affects dans la posture professionnelle, Céline revendique au contraire une présence engagée, affective, politique (évidemment pas au sens strict du terme) et profondément humaine. Elle ne dissocie pas l’être humain de l’enseignant ou du directeur : ce sont les mêmes valeurs, les mêmes blessures, les mêmes espoirs qui traversent tous les rôles qu’elle occupe. Cette posture lui permet de tisser des liens de confiance durables avec son équipe, les élèves et les parents, mais aussi de tenir bon dans un système scolaire parfois déshumanisé, où les normes, les dispositifs et les statistiques prennent souvent le pas sur le lien.

Le rapport des élèves au savoir et à l’école : entre défi et espoir

Céline observe une perte de sens de l’école chez une partie des élèves, notamment en 6e primaire, où les trajectoires sont souvent marquées par des ruptures, des exclusions, ou des échecs. Ces élèves, parfois orientés vers son école en dernier recours, portent un lourd héritage scolaire. À l’inverse, certaines classes de 5e montrent un dynamisme, une envie d’apprendre, une solidarité entre élèves remarquable.

Elle s’efforce de redéfinir les critères de réussite, en refusant de réduire la scolarité au seul obtention du CEB. Pour elle, la réussite peut être d’avoir progressé, appris la langue, ou tout simplement développé le goût d’apprendre. Elle encourage son équipe à reconnaître ces réussites multiples, même si elles ne sont pas homologuées par le système.

L’école comme levier d’émancipation et de transformation sociale

Céline conçoit l’école comme un tremplin : pas forcément vers les études longues, mais vers une meilleure compréhension de soi, du monde, et des autres. L’école est un lieu de socialisation, de confrontation aux différences, un espace pour apprendre à vivre ensemble. Elle accueille des enfants analphabètes, des élèves primo-arrivants, des familles Roms et tente de les faire progresser selon leurs réalités.

Sa conception de la réussite est profondément liée à la diversité des parcours : pour certains, c’est réussir le CEB ; pour d’autres, c’est apprendre à lire ou à se faire des amis. Elle applique cette philosophie y compris à ses propres enfants.

Rapports avec l’associatif et ancrage local fort

L’école dirigée par Céline est ancrée dans un écosystème associatif riche : centre culturel, maison de jeunes, médiateurs sociaux. Elle collabore régulièrement avec eux, que ce soit pour des projets pédagogiques (éducation aux médias, bien-être scolaire, ateliers culturels) ou pour accompagner les élèves en difficulté.

Elle compare la commune actuelle, petite mais dense en ressources, à son expérience précédente à Bruxelles-ville, où elle a souvent fait appel à l’associatif pour raccrocher des élèves au système scolaire.

Neutralité, laïcité et vivre-ensemble : une pédagogie de la vigilance

Dans une école où cohabitent plus de 40 nationalités, Céline reste attentive aux tensions identitaires et religieuses. Elle affirme ne pas avoir constaté de tensions particulières liées aux conflits au Moyen-Orient dans sa cour de récréation par exemple, mais observe des comportements racistes entre certains parents. Elle y répond par une pédagogie explicite : prise de parole en réunion collective, intervention directe dans les classes, débats et correction des représentations erronées (ex. : confusion entre « Arabe », « Africain », « Maghrébin »).

Elle insiste aussi sur les dynamiques communautaires locales, comme la rivalité entre francophones et néerlandophones (l’école étant divisée en deux, un coté NL et l’autre FR), perçue par les enfants comme une forme de racisme, ce qu’elle combat par l’éducation au respect mutuel.

Un regard lucide sur la pénurie et l’attractivité du métier

Pour Céline, le cœur du problème n’est pas la rémunération ou le statut, mais la fracture culturelle entre certains enseignants et les élèves qu’ils rencontrent, notamment à Bruxelles. Elle évoque le choc de jeunes enseignantes formées en milieu rural wallon, propulsées dans des quartiers multiculturels où elles n’ont pas de repères.

Elle plaide pour une formation plus ancrée dans les réalités sociales, une urbanisation plus équilibrée, et une politique éducative qui reconnaît la complexité des missions pédagogiques dans les quartiers populaires.

Les mots de la fin

Céline incarne une forme rare de direction d’école : profondément humaine, ancrée dans le terrain, articulée à une pensée politique claire et nourrie par l’expérience. Son école n’est pas seulement un lieu d’apprentissage, mais un espace d’émancipation, de justice sociale, et de transformation collective. Elle démontre qu’un autre modèle d’école est possible : une école inclusive, solidaire, attentive aux plus fragiles, capable de s’adapter, de résister, et de faire société.

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