Après des études en sociologie et en philosophie politique, notamment auprès du philosophe Marcel Gauchet à Paris, Martin Dekeyser revient en Belgique et décroche son agrégation de l’enseignement secondaire supérieur. Après avoir évolué dans différents établissements scolaires, il enseigne aujourd’hui la religion dans une école catholique de Bruxelles. Loin des clichés, Martin appuie ses pratiques d’enseignement sur une conception étoffée de l’école et de son évolution dans le contexte belge. Nous l’avons rencontré afin de l’interroger sur les pratiques de terrain qu’il observe et sa manière de composer avec les défis d’un métier qui a grand besoin de retrouver sa dimension collective.
Jean-François Grégoire (JFG) : Pouvez-vous vulgariser ce qu’est la sociologie de l’éducation ? Ses fondements ontologiques et épistémologiques ? Quels sont les outils d’analyse qu’elle nous offre pour penser l’école et les disparités qui existent entre l’aspect formel des systèmes d’éducation et leur implémentation dans une matière sociale hétérogène, marquée par des inégalités ?
Martin Dekeyser (MD) : Historiquement, la sociologie est advenue comme discipline à la fin du 19e siècle en lien avec la constitution d’un objet spécifique, la société humaine, rompant ainsi avec toute approche naturaliste ou évolutionniste.
Par rapport à la réflexivité première des acteurs sociaux, mais aussi au positivisme des sciences de la nature, la sociologie, et plus largement les sciences humaines, propose un autre type de réflexivité permettant d’articuler individu et société, la psychanalyse montrant l’ancrage psychique du social, la sociologie les déterminations sociales et historiques du psychisme. Elle formule des hypothèses, produit des modèles et des théories qui permettent ensuite soit d’interpréter les données et les faits, soit de les produire en les rendant visibles, afin de faire ressortir les déterminations non naturelles, sociales, historiques, culturelles, qui affectent nos existences individuelles.
Si l’essor des sciences humaines dans les années 1960 consacre ce nouveau type de réflexivité, la focale va progressivement se déplacer de la société vers l’individu, seul ou en interaction, à la mesure de son advenue triomphale à partir des années 1980. Depuis lors, que ce soit au travers de l’individualisme méthodologique, comme de l’étude des formes de domination, la sociologie contemporaine semble s’être donnée pour mission première de démystifier le soi-disant libre-arbitre individuel ou, au contraire, de fournir de nouveaux moyens de s’émanciper d’une société conçue sur le mode d’une extériorité radicale.
Appliquée à l’éducation, elle s’emploie notamment à rendre visible les déterminismes sociaux et culturels qui affectent les élèves (origine, niveau socioéconomique, etc.), les logiques de pouvoir, mais aussi de ségrégation à l’œuvre au travers du système scolaire, le poids de la société et ses orientations sur l’école et, enfin, les stratégies des différents acteurs de l’école face à ces déterminations.
JFG : Si l’on se concentre sur le système d’éducation en Belgique francophone, et particulièrement à Bruxelles, quelle analyse faites-vous de la manière dont, au fil du temps, les politiques ont jugulé la dynamique entre le principe d’égalité des chances et, de l’autre côté, des statistiques qui montrent une réalité alarmante en termes de disparités.
MD : En tant qu’enseignant dans une école bruxelloise à indice socio-économique moyen, je constate l’impact des nouvelles politiques éducatives dans mon école. D’abord au travers du contrat d’objectifs (ou plan de pilotage) que nous avons mis en place ces dernières années, comme tous les établissements en Communauté française. Chaque école dispose d’une certaine marge de manœuvre pour déterminer ses priorités. La mienne a notamment mis en avant le déploiement des aménagements raisonnables à destination des élèves à besoins spécifiques.
Dans toute une série de cas, je ne vois rien à y redire. En tant qu’enseignants, nous avons toujours été attentifs, dans la mesure de nos moyens, à la diversité des élèves composant nos classes. Mais j’observe qu’ils sont de plus en plus nombreux, et ce, alors même que d’autres qui en auraient tout autant besoin n’y ont pas accès, faute de diagnostic officiel. Cela crée une forme d’injustice, sans compter la surcharge de travail pour les enseignants, qui doivent gérer des dizaines de profils différents sans toujours avoir le temps ou les moyens de le faire correctement.
Au-delà de cela, cette mesure s’inscrit dans une lame de fond qui voit dans la différenciation pédagogique la martingale pour gérer la diversité des élèves au sein des classes. Or, cette différenciation, malgré les bonnes intentions, révèle ses limites. Elle repose sur une logique individualisée qui fragilise la dynamique de classe, la faisant éclater en unités individuelles voire en petits groupes. Poussée à l’extrême, comme on nous y encourage, elle menace l’essence même de l’enseignement collectif, risquant de transformer l’école en une série de parcours individualisés, où la classe comme espace d’apprentissage partagé disparaît. Des pédagogues comme Lev Vygotsky ont pourtant bien montré son importance, ses apports sociaux, mais aussi cognitifs, dans la mesure où la transmission passe par la culture et la médiation de l’enseignant. L’école ne peut se réduire à une succession d’interactions individuelles, surtout pas via des écrans ou des outils numériques. Enfin, les politiques semblent ignorer une dimension essentielle : l’environnement familial. Les inégalités scolaires sont souvent le reflet d’inégalités sociales plus larges, sur lesquelles l’école a peu de prises. Les enseignants ne peuvent pas compenser seuls les manques liés au contexte familial, d’autant que les parents les plus en difficultés sont souvent très éloignés ou méfiants vis-à-vis de l’école. Il faudrait donc repenser les priorités et les moyens, en tenant compte de la réalité du terrain.
JFG : Et si on prend la question à un niveau plus global, c’est-à-dire sociétal, comme ici en Belgique, les études montrent que notre système est l’un des plus inégalitaires avec la France. Les disparités entre les différents régimes scolaires ou entre les régions, on en fait quoi ?
MD : Il faut circonscrire la part de responsabilité des écoles dans ce domaine. Il est illusoire de croire qu’elles peuvent à elles seules résoudre des problèmes qui ont leur origine en dehors d’elles, dans la société où les inégalités sont croissantes.
Prenons la société bruxelloise et la question de sa cohésion interne. Sans doute idéalise-t-on le passé en disant que dans le temps, on pouvait mettre ses enfants sans crainte dans l’école du quartier, en se fiant à un niveau général similaire un peu partout. Force est de constater en tout cas qu’aujourd’hui, c’est différent.
Pour prendre un exemple frappant de cette déconnexion entre l’école et son environnement immédiat, l’école salésienne d’enseignement technique dans laquelle j’ai débuté accueillait tous les élèves qui étaient refoulés ailleurs. Parfois ils faisaient une heure et demie de transport, ils se levaient à 5h du matin pour venir. Le poids des inégalités y était très important. Quelle que soit la qualité de ce qu’y faisaient les enseignants, il était très difficile de faire cours, au contraire de l’école dans laquelle j’enseigne aujourd’hui. Pourtant, ce n’était pas faute de leur proposer le même niveau d’exigence. Mais les conditions n’étaient pas réunies pour pouvoir le faire.
Et là on ne peut pas dire que ce qui avait concentré ce public, c’était la localisation de l’école et le fait qu’ils étaient dans le voisinage. C’était plutôt l’effet de l’orientation dans différentes trajectoires produit par le système scolaire. C’est vrai qu’il y a là un vrai problème en soi, d’orientation, avec des élèves dont la plupart ne sont pas dépourvus de moyens, mais qu’on met sur des voies de garage. Parfois ce sont eux aussi qui s’y engagent délibérément. Entendons-nous bien là-dessus, car on fait preuve de beaucoup d’hypocrisie à ce sujet. En soi, aucune filière ou matière ne devrait servir de voie de relégation. Mais dans les faits, suivant chaque école, c’est bel et bien ce qui se passe. Alors qu’on serait en droit d’attendre que, derrière la diversité des parcours, l’enseignement des matières générales, hors spécialisation donc, soit à peu près du même niveau pour tous. En théorie, dans les textes, ça devrait être le cas. Dans les faits, d’une école à l’autre, et au sein d’une même école, ce ne l’est plus.
En dépit de cet effet réel du système scolaire dans l’orientation, quand dans une école sont concentrés énormément d’élèves inscrits dans un parcours scolaire difficile, c’est un peu délicat de mettre l’accent uniquement sur la responsabilité des enseignants dans la reproduction de ces inégalités. Dans la mesure où ils héritent de ces élèves-là, ils font ce qu’ils peuvent, mais ils ne sont pas à égalité avec d’autres établissements où il y a beaucoup moins d’élèves en difficulté, ou en tout cas, où les conditions sont réunies pour que les élèves puissent suivre un cours de manière normale et atteindre les objectifs réels des programmes.
Et puis une des sources cachées de la fabrique des inégalités, et de leur renforcement, tient aussi à la manière avec laquelle nous appréhendons désormais nos enfants dans nos familles, et nos élèves dans nos classes, sous le prisme unique de l’individualité et de l’autonomie. C’est une lame de fond très récente à laquelle nous ne sommes pas suffisamment attentifs. Désormais, les élèves sont beaucoup plus individualisés et autonomisés, et plus précocement. La dynamique s’est renforcée depuis les années 1980. Il ne s’agit pas d’en faire le procès en bloc, mais d’en analyser les effets. Or force est de constater que chez une partie d’entre eux, l’individualité et l’autonomie produites ne sont pas adaptées aux codes de la scolarité, voire y sont réfractaires. L’individualisation joue alors contre les apprentissages scolaires, l’élève soit ne disposant pas des outils pour en profiter, soit s’emmurant dans sa singularité.
Par exemple, je vois des élèves qui pensent que tout doit être produit à partir d’eux, donc on leur donne un enseignement et pour eux, c’est eux qui se nourrissent et puis ils vont résumer, synthétiser à leur façon, avec leurs propres mots. Mais comme ils disposent de peu de mots, comme d’idées, sur base desquelles ils moulinent, au final, ils ont éliminé l’essentiel des savoirs transmis et n’ont pas appris grand-chose. Et l’on se retrouve avec des profs de français étonnés du faible niveau de nombre de dissertations. Mais comment pourrait-il en être autrement, dans la mesure où de plus en plus d’élèves, jaloux de leur indépendance et de leur singularité, décident eux-mêmes ce qu’ils prennent ou ne prennent pas dans les apprentissages scolaires, jetant l’essentiel à la poubelle, car estimant que c’est inutile au moment même. On pourrait ainsi distinguer entre les élèves dont l’individualité autonome est adaptée à la scolarité et ceux dont l’individualisme et l’autonomie jouent contre la scolarité, qu’ils soient ou non réfractaires aux enseignements.
JFG : Abordons maintenant le sujet des cours d’EVRAS. Il y a beaucoup de choses qui ont été dites au sujet de l’opposition à celui-ci, notamment chez les personnes très religieuses. Sur le terrain, quelle est votre appréciation de la situation ? Parce que vu de l’extérieur, il y a le cirque médiatique et les biais de confirmation. Mais sur le terrain, qu’est-ce qui se passe réellement et particulièrement chez vous dans le réseau libre ?
MD : A priori ce n’est pas moi qui m’occupe de l’EVRAS, qui a lieu dans mon école. Je suis en contact avec cette dimension d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle à travers mon cours, parce que dans le programme [du cours de religion] de la 5ème secondaire générale, on doit aborder la question du corps, mais aussi du couple, de l’amour et de la famille. J’enseigne toute une série de choses et puis les élèves me racontent des choses en retour. C’est clair que là il peut y avoir un biais en fonction de l’établissement. Une partie des élèves se met en colère quand on aborde le sujet, principalement de la possibilité de décider de son identité sexuelle, donc d’une émancipation par rapport à ce que serait la réalité biologique. Mais cette attitude demeure très minoritaire et c’est gérable en classe. Et puis, l’élève a le droit d’exprimer son inconfort par rapport à ces questions, tout simplement parce qu’il faut quand même dire ce qui est : ce sont des élèves qui sont en construction. Il y a un bloc un peu plus important d’élèves qui expriment une réticence, mais plutôt en termes de manque de repères. Enfin, reste d’autres groupes qui sont soit d’accord, soit carrément militants, mais c’est aussi une petite minorité, donc ça c’est ce que j’ai en face de moi.
Peut-être ai-je un biais dû à ma formation de sociologue, de considérer que le corps est soumis à des déterminismes extérieurs et qui ne sont pas que biologiques. Donc, je leur explique le rapport au corps et on commence avec le passé, dans les sociétés traditionnelles. On voit en quoi consiste le rapport au corps dans les religions, animistes, polythéistes et monothéistes traditionnelles.
Petite remarque sur ce point : tous les croyants ne sont plus nécessairement dans un rapport au corps traditionnel. Beaucoup accordent une place plus grande au corps, je pense notamment aux protestants évangéliques et pentecôtistes, ou aux catholiques des communautés nouvelles.
Bref, dans le cours, ce que l’on doit traiter au sujet du corps, c’est plutôt comment on l’habite, le vit de l’intérieur, comment on existe à travers lui. Comme je l’ai dit, je démarre par le passé, donc par la religion, puis j’en viens à la modernité, l’émergence de la subjectivité, donc d’une intériorité séparée de Dieu, au contraire de l’âme.
J’aborde alors avec eux la question de la puberté. Mais je ne la vois pas évidemment sous l’angle des sciences de la nature, parce que mes collègues qui enseignent la biologie font déjà le job. Donc, ce que je leur propose, c’est d’essayer de voir qu’est-ce qui se joue à la puberté comme transformation, non plus seulement du corps biologique, mais je dirais les incidences de ces transformations sur le plan psychique et relationnel : le rapport à soi et aux autres.
Si ton corps change, cela bouleverse l’image que tu as de toi. Alors ça peut bien se passer, ou ça peut mal se passer, en fonction de ce que tu reçois, de ce que tu voulais, si tu ressembles à tes parents et que cela te plaît ou non, etc. Et puis les autres vont te regarder autrement, tu vas devenir un potentiel objet de désir pour autrui, ce qui peut représenter une épreuve douloureuse pour certains. Or, l’enfant prépubère ne fait pas l’expérience de cette dépendance envers autrui, qui s’exprime également par le fait que je vais devoir passer par lui ou elle pour avoir un enfant par exemple, ou que chacun souhaite exister aux yeux d’autrui.
Puis je vois avec mes élèves en quoi notre société amplifie cette épreuve de différentes manières. D’abord, en envisageant désormais les relations amoureuses et sexuelles sous la forme d’un marché au sein duquel sont plongés nos adolescents. Pour ne prendre qu’un exemple frappant, le personnage principal, un jeune garçon de 13 ans- de la série « Adolescence » qui a tant fait parler récemment, explique à la psychologue qui le rencontre en prison que 20% des garçons attirent 80% des filles. Or, il fait partie des 80% qui se battent pour les 20% restants, comme le lui a fait remarquer la jeune fille qu’il a assassinée. Ensuite, dans le discours social, cette épreuve n’est pas censée exister. L’adolescence ne serait qu’une affaire d’hormones. Il n’y a plus de rite de passage. La psychologie positive règne : on n’apprend plus aux gens à vivre avec leurs problèmes, puisqu’il n’est plus censé y en avoir. Enfin, on élève aujourd’hui les enfants de plus en plus tôt dans l’idée qu’ils sont indépendants, que leur corps leur appartient, etc. Tout cela complique pour nos adolescents la gestion des enjeux de l’épreuve pubertaire.
Nous explorons également la question de l’identité sexuelle et tout ce que notre société a rendu possible. Une émancipation relative par rapport au sexe biologique, au genre social, à l’association traditionnelle entre les 2, jusqu’à sa version radicale, chacun son genre. C’est important de voir avec eux cet aspect parce qu’ils doivent composer avec. Leur montrer d’où ça vient, qu’est-ce qui a rendu possible cette émancipation, l’individualisme, le droit, etc. Mais aussi rappeler, notamment pour ceux qui sont mal à l’aise par rapport à cela, que c’est un choix, libre à eux également s’ils le souhaitent de choisir ce qui auparavant était imposé.
Il importe aussi de rappeler ce qui persiste de la différence biologique, qui n’est plus un déterminisme puisqu’on peut relativement s’en émanciper. Cela leur permet de se dire : je ne suis pas bizarre, si je vis des choses comme cela, c’est peut-être aussi parce qu’il y a un ancrage dans ma constitution physiologique.
Enfin, au niveau culturel, tout le monde fait comme si c’était évident d’être un homme, une femme. Alors que nos jeunes sont en demande d’explicitations sur ce sujet. Tout est chamboulé. Cela les intéresse autant pour leur sexe ou genre, que pour l’autre.
Si certaines de ces questions ne doivent pas être abordées trop tôt, soit parce que les élèves ne peuvent pas les comprendre, soit parce qu’ils ne les vivent pas, c’est absolument nécessaire de le faire dans des termes généraux derrière lesquels ils peuvent protéger leur intimité. On sent que cela résonne parce qu’il y a des réactions. Mais cela n’aurait aucun sens de leur demander de s’exposer, d’autant plus dans un enseignement mixte. Il ne s’agit pas de revenir dessus, mais de penser les problèmes qu’il pose. Ne fut-ce que le décalage de maturité de 2 ans entre garçons et filles, accentué par une immaturité prolongée côté masculin : même en rhéto, on a affaire à de plus en plus de garçons immatures, une immaturité nouvelle qui pose problème en classe.
JFG : Quelle est votre perspective sur l’avenir de l’école et de l’éducation en général en Belgique francophone à partir de toutes ces réflexions ?
MD : Comme beaucoup d’élèves devant moi ont l’air bien dans leur peau au niveau individuel, c’est l’avenir au niveau collectif, y compris sur la question de l’éducation, qui me paraît sombre.
J’ai voulu montrer ici pourquoi. Non seulement on fait l’économie du diagnostic : voilà la solution, d’accord, mais rappelez-moi, quel est le problème ? Mais les solutions qui sont proposées, que ce soit un remède technique ou l’individualisation croissante de l’enseignement, me paraissent occulter l’essentiel du problème, voire en faire partie.
Certes, c’est très bien l’individualisation, la valeur donnée à l’individu, mais on a l’impression qu’il n’y a plus que ça qui est envisagé, et que tout le reste – la société, l’élève, etc. – disparait comme peau de chagrin. Or, que je sache, dans une école, ce que nous avons face à nous, ce sont des élèves et, un élève, ce n’est pas la même chose qu’un individu. Pour s’humaniser et s’élever, un individu a besoin non seulement de sociabilité, mais d’être plongé dans un bain culturel, dans une langue, toutes choses qui ne sont pas radicalement individualisables. Prenez une langue, radicalement individualisée, elle serait incompréhensible par autrui. Au contraire, c’est le moyen de s’articuler à la société, l’affirmation de sa voix propre s’appuyant sur un lexique, une grammaire, des usages qui viennent de la société et que nous pouvons façonner en retour à travers les processus de socialisation.
Donc toutes ces solutions me paraissent plutôt être des symptômes des obsessions contemporaines que nous avons. La question n’est pas de jeter aux poubelles de l’histoire l’individu ou la technique. Mais de constater qu’on s’enferme dans une perspective liée uniquement à ces dimensions et qu’on finit par ne plus envisager le reste.
C’est pourquoi au début de l’entretien je parlais de la nécessité de considérer la sociologie comme une réflexivité d’un type différent de la simple description ou du recueil des données et des faits. Il nous faut des modèles et des théories qui nous permettent d’interpréter et de voir des choses qu’on ne voit pas de manière intuitive. Certes, il faut faire l’épreuve du « terrain », mais il faut aussi avoir les lunettes pour voir ce qu’il y a à voir.
C’est pour cela que, pour moi, c’est sombre parce qu’on s’est mis des œillères.
Concrètement, dans mon école, je ne suis pas que dans ma classe, je participe à beaucoup de réunions, je travaille avec la direction. Je vois bien la dictature de l’urgence, la très grande difficulté de mettre sur la table et de faire avancer les dossiers de fond, nécessairement de long terme.
Et les enseignants, comme tous les gens qui bossent, pour une partie d’entre eux ont déjà l’impression de bosser beaucoup, que le travail est de plus en plus difficile, en raison précisément de cette réalité qui résiste de plus en plus aux solutions préconisées. Et donc c’est difficile de dégager du temps en plus pour envisager les choses autrement et sortir le nez du guidon.
Et puis chaque enseignant est dans sa classe, avec son mode de fonctionnement, et ne veut pas le partager avec les autres, parce qu’il y a des différences d’une branche à l’autre, ou parce qu’on ne se considère pas légitimes à le faire.
Quant à la formation continue des enseignants, derrière la variété de ses intitulés, elle suit le même moule technique et individualiste.
Mais si l’avenir n’est pas rose, en même temps, je suis absolument convaincu que sur le plan collectif, l’un des nerfs de la guerre, c’est l’école. Dans un système démocratique, c’est hyper important, c’est incontournable. C’est du coup parfois instrumentalisé, parce que tu peux avoir des enseignants militants qui profitent d’une audience captive. Mais on ne peut pas y échapper. C’est un des vecteurs principaux de transformation sociale, parce qu’après ce sont ces gamins-là qui vont être adultes et qui vont être en poste. Alors, si justement tu leur ôtes les œillères et bien là, ça pourra permettre de sortir du tunnel.
JFG : C’est cela en fait, l’aspect sombre que vous évoquez. L’individualisme de la société percole dans l’école. Ce qui fait qu’on va différencier toujours plus l’enseignement et minorer sa dimension commune. On va donc former des adultes qui vont être toujours de plus en plus individualistes. On s’enferme dans un cercle vicieux où la société dans son ensemble, l’école y compris, pousse à toujours plus d’individualisme et toujours moins de sociabilité, de ce qui fait qu’on fait société malgré nos différences.
Et on revient à ce qu’on disait au début de l’entretien sur l’articulation nécessaire entre société et individu qui est au cœur de ce qu’a proposé la sociologie et qui n’était pas visible avant que cette discipline ne soit créée. Tout l’essor des sciences humaines dans les années 1960 visait à penser cette articulation qui aujourd’hui fait défaut. C’est ça qu’il faudrait retravailler je pense, avec les bons outils pour le faire.